François-Xavier Gomez, envoyé spécial de Libération à Saint-Nazaire, revient en détails sur l’édition 2015 du festival les Escales qui, cette année, mettait en avant Valparaiso. À Saint-Nazaire, le festival les Escales a mis en avant la deuxième ville du Chili, entre punk, cumbia et derniers représentants de la chanson populaire.
Tout en tatouages et piercings, Tevo, moitié du duo electropunk Poder Guadaña, a eu un sentiment bizarre en débarquant à Saint-Nazaire : “C’est un port, comme Valparaiso, mais il ne sent rien.” À défaut d’effluves d’hydrocarbures, on a respiré pendant deux jours l’atmosphère de liberté artistique de la ville au festival les Escales, qui a invité musiciens et street artists dans une belle affiche sans esthétiques exclusives ni préjugés, qui a associé Salif Keita, JoeyStarr, Cerrone, Yael Naïm ou Dhafer Youssef. Dès l’arrivée sur la partie du port où se déroulent les concerts (sans conteste l’un des plus beaux sites de festival en France), deux fresques monumentales accueillent le public : deux portraits réalisés (en sept jours seulement) par Inti, une sommité du graff, et Robot de Madera (“robot de bois”).
Le premier a représenté un migrant en transit, aux yeux immenses ; le second, un étudiant chilien en hommage à la mobilisation de la jeunesse pour la réforme scolaire et à ses martyrs – trois manifestants ont déjà été tués. Les deux grapheurs soulignent que Valparaiso, au-delà du street art, est une ville où tous les arts ont droit de cité dans la rue : musique, cirque, danse… La chanteuse Pascuala Ilabaca, 30 ans, a été formée à cette école : “J’ai toujours monté et descendu les cerros [les 42 collines qui forment la ville, ndlr] avec mon accordéon de 12 kilos sur le dos.” Après six albums, elle est aujourd’hui reconnue comme une des voix les plus originales en Amérique latine. “Valparaiso est en perpétuel mouvement, décrit-elle. Sa vocation universitaire entraîne un renouvellement de la population, les étudiants de tout le pays restent quelques années et repartent.” Le port est aussi le berceau d’un rock psychédélique peu connu à l’étranger : “Grâce à l’activité portuaire, les innovations arrivaient bien avant d’atteindre la capitale, Santiago. C’est le cas du mouvement hippie, des drogues. Ce qui a permis l’éclosion du folk-rock progressif de Congreso ou Los Jaivas, qui est une de mes inspirations.”
Le duo Poder Guadaña (“le pouvoir de la faux”) est un autre repère du paysage musical de la ville : sur des beats de hip-hop ou des rythmes de cumbia, les deux compères punks hurlent un discours très radical, où la subversion n’empêche pas l’humour, et atteignent parfaitement le but qu’ils se sont fixé : “Faire réfléchir en faisant la fête.” Mais les triomphateurs des Escales ont été les participants les plus insolites du plateau porteño (“portuaire”). Avant d’être un groupe, La Isla de la Fantasia est le jardin d’un particulier où se retrouvent depuis plusieurs décennies les musiciens amateurs autour d’un répertoire de boléros et de valses péruviennes et de cuecas, la chanson traditionnelle qui se danse un mouchoir à la main. L’Ile de la Fantaisie était un îlot de liberté pendant la dictature de Pinochet (1973-1988), quand le couvre-feu empêchait toute vie nocturne. Ces peñas (“veillées”) ont permis de préserver un patrimoine oral qui autrement se serait perdu.
Trois CD ont été enregistrés récemment et un documentaire leur a été consacré. Plusieurs des piliers de La Isla sont décédés, mais un trio de survivants a fait le voyage, leur premier hors du Chili. Accompagnés par trois jeunes partenaires, ils ont 70, 77 et 84 ans et font revivre, à travers les complaintes sentimentales et les rythmes tropicaux, le temps révolu des cabarets. En costume et cravate, élégants et frondeurs, ils ont même rejoint sur scène Chico Trujillo, le groupe de cumbia-rock le plus populaire du Chili, pour un finale improvisé et chaleureux.
François-Xavier GOMEZ
Article publié par Libération le 9 août 2015