À bientôt 94 ans, le sociologue et philosophe Edgar Morin est toujours aussi engagé. De la lutte contre l’évasion fiscale à la montée de la conscience écologiste, il revient sur ses combats. Et prône une civilisation du « bien vivre » et il nous invité « à continuer à prêcher dans le désert et, à un moment, il y aura une étincelle, et peut-être un feu qui se propagera ». Il vient de publier aux éditions du Seuil son dernier livre qui raconte l »aventure de son œuvre majeur La Méthode.
Il revient du Maroc, où il passe quinze jours par mois. Poignée de main chaleureuse, regard pétillant, Edgar Morin nous accueille dans son appartement. On cherche en vain le siège de bureau dérobé en février dans une agence de HSBC à Bayonne par l’association Bizi pour dénoncer l’évasion fiscale massive pratiquée par cette banque. Le sociologue et philosophe a fait du recel de chaise en avril, au nez de la police et avec l’aide de complices (le philosophe Patrick Viveret, l’essayiste Susan George, le sociologue Alain Caillé et l’ex-banquier Claude Alphandéry). Devenu dangereux malfaiteur à 93 ans, Edgar Morin est plus engagé que jamais. Il vient de publier l’Aventure de la Méthode aux éditions du Seuil.
Où est passée la chaise de HSBC ?
Elle est partie ! J’ai dû quitter Paris, alors je l’ai laissée chez Alain Caillé. En prenant huit chaises à HSBC, qui a contribué à une évasion de 2,5 milliards d’euros rien que pour la France, Bizi voulait secouer les autorités fiscales et l’opinion. Ils ont eu l’idée de les confier à quelques personnes, dont moi-même. Cela m’a paru salubre. Au moment où l’on parle tant de restreindre les dépenses, où les difficultés s’aggravent pour les démunis, il m’a semblé très utile d’alerter sur cette source d’argent qui peut servir à la nation. Dans le climat actuel d’apathie, on pensait que ça réveillerait un peu les citoyens. Malheureusement, on ne les a guère secoués, car très rares sont les médias qui se sont intéressés à ce petit événement. Pourtant, l’évasion fiscale est un phénomène énorme. Elle symbolise l’hégémonie de la finance, une sangsue dont chaque pays souffre à sa façon. Et l’emprise que ce pouvoir exerce sur les gouvernements, qui n’ont plus de pensée politique. Elle entretient ce dogme du néolibéralisme, de la dérégulation qui empêche toute politique salvatrice.
C’est-à-dire ?
Beaucoup de choses doivent décroître : la surconsommation de produits inutiles, l’agriculture et l’élevage industrialisés. À l’inverse, il doit y avoir une croissance de ce que j’appelle l’économie écologisée. L’écologie est la nouvelle frontière. Des études montrent que la France pourrait être autonome à partir d’énergies propres, ce serait possible et rentable, d’abord pour la santé publique. Mais nous savons l’importance d’un lobby comme celui d’Areva, qui, malgré sa faillite, continue à peser. Ensuite, il faudrait dépolluer les villes et les «déstresser», si j’ose dire, en régulant la circulation automobile et en multipliant les transports publics. Et il faut valoriser l’agroécologie et une agriculture fermière, qui bénéficient de la science moderne. L’État devrait se lancer dans de telles entreprises en s’inspirant du volontarisme du New Deal de Roosevelt. Alors on dit «oui, mais il y a la dette». Mais l’Équateur, dépouillé par le néolibéralisme, a bien réussi à la reconsidérer.
L’argent de l’évasion fiscale pourrait-il financer la transition écologique ?
Oui, mais aussi une véritable transition de civilisation. Aujourd’hui, à travers la puissance financière, c’est celle du calcul qui s’impose. PIB, sondages, statistiques… On ne voit plus les êtres humains, on ne voit que des chiffres, c’est anonyme, barbare. On accélère tout au nom de la compétitivité. Ce qui conduit au licenciement ou au burn-out. Ce qui nous sauve, face à la pression de ce monde glacé et contraire à nos rythmes profonds, ce sont nos petites oasis d’amitié, de famille, d’amour. On aspire toujours à un peu de poésie dans la vie. Il faut une civilisation du «bien vivre» où cela puisse s’exprimer.
Las, la «civilisation» actuelle a de plus en plus d’emprise…
Parce qu’elle tient le système éducatif ! On nous apprend à séparer les choses et à ne pas voir la globalité. La civilisation occidentale a ignoré que nous faisons partie de la nature, de l’univers. Dans la Bible, Dieu a créé l’homme à son image. Pour Descartes, mais aussi pour Marx, l’homme est le seul sujet conscient et doit maîtriser la nature. On a vécu dans cette idée jusqu’à la conscience écologique des années 70. Il faut faire régresser cette civilisation dominante, viriloïde.
Ceci explique que si peu d’intellectuels s’intéressent à la crise écologique…
Je crois, oui. Il y a des exceptions. Il y a eu Serge Moscovici, René Dumont, André Gorz… Mais on était très isolés et on l’est encore. Et, fait extraordinaire, notre pensée n’a pas du tout fécondé les partis écologistes en France. Maintenant, vous avez cette mobilisation pour la Conférence de Paris sur le climat, dont Nicolas Hulot a pris le drapeau. C’est nécessaire, mais je doute du résultat.
N’est-ce pas pourtant l’enjeu clé du XXIe siècle, qui conditionne les autres ?
Mais bien sûr. Nous sommes des somnambules. Cela me rappelle ce que j’ai vécu adolescent, dans les années 30. La montée vers la guerre s’est faite dans l’inconscience la plus totale. Et à Vichy, non seulement on ne s’est pas réveillés, mais on est devenus encore plus abrutis. Aujourd’hui, il y a le cynisme des obsédés du profit. Mais il y a surtout un aveuglement. Ceux qui mènent la course effrénée à l’argent sont possédés par celui-ci. Je définis l’homme comme «homo sapiens demens».
De quand date votre éveil à l’écologie ?
En Californie, en 1969, j’ai lu un article intitulé «La mort de l’océan», d’Ehrlich, qui m’a frappé. J’y ai connu des biologistes voués à l’écologie. J’ai eu la chance d’être un des premiers informés. Et quand il y a eu un élan avec le rapport Meadows publié par le Club de Rome en 1972, j’ai écrit et parlé. Je suis resté alerté sur le danger, mais aussi sur le fait que, pour y répondre, il faut changer notre mode de vie, ce qui ne doit pas consister en un appauvrissement. Si vous choisissez d’une façon sélective des produits de qualité, vous êtes mieux que si vous surconsommez des produits insipides.
En 1993, dans Terre-Patrie, vous avez appelé à une «prise de conscience de la communauté de destin terrestre». Où en est-on ?
Aux préliminaires d’un commencement, à la préhistoire de l’esprit humain. Mais on peut refouler le pouvoir de l’argent. Regardez, aujourd’hui se développent les Amap, les contacts directs avec les producteurs. Et si on abandonne les produits à obsolescence programmée, ces frigidaires qui durent huit ans, si on forme les consommateurs, le pouvoir des grandes surfaces diminuera. C’est cela, la voie. Ce sera progressif, voyez comment se sont passés les changements dans l’histoire. Prenons le christianisme. Au début, c’est un phénomène invisible dans l’Empire romain. Puis il crée ses réseaux grâce à Paul et cette déviance devient tendance. Il a fallu trois siècles d’incubation.
Nous n’avons pas trois siècles…
J’aime beaucoup cette phrase de Friedrich Hölderlin : «Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve.» Ça sera le suicide ou le réflexe vital. On va frôler l’abîme. Je ne veux pas faire de catastrophisme, mais on voit bien que tout s’aggrave. Des incendies s’allument partout. On risque l’affrontement entre l’Occident et le monde islamique. On doit changer de voie. Pour la première fois, on sent qu’on fait partie d’une aventure commune, à cause des périls causés par la mondialisation. Cette conscience commune nous permettra peut-être de réagir. Si elle se développe.
Avons-nous des chances d’y parvenir ?
Pour le moment, pas beaucoup. Sciences, technique et économie, toutes incontrôlées, nous propulsent dans la course effrénée d’un vaisseau sans pilote. L’humanité risque de régresser terriblement, comme dans le dernier Mad Max, que j’ai trouvé très intéressant. Elle est fragilisée parce qu’elle risque de subir des guerres nucléaires, les États, grâce aux avancées informatiques et biologiques, ont les moyens de contrôler les esprits que n’avaient pas les empires totalitaires du XXe siècle. Et plus l’homme est puissant par la technique, plus il est fragile devant le malheur. Le pays le plus scientifique, les États-Unis, est le plus religieux de tout l’Occident. C’est là qu’est né le transhumanisme, qui promet l’immortalité, nouveau mythe, illusion.
Vous dites pourtant que «l’improbable n’est pas l’impossible».
Dans l’Antiquité, Athènes était une bourgade qui a été attaquée par l’énorme Empire perse. Contre toute attente, elle l’a refoulé. En 1941, avec la première défaite allemande aux portes de Moscou et l’attaque de Pearl Harbor qui décide les États-Unis à entrer en guerre, le probable – la victoire allemande – a cessé de l’être, et l’improbable a commencé à devenir probable. L’avenir, c’est l’imprévu plus que le prévu. C’est pourquoi je continue à garder un peu d’espoir. Je vois tous ces petits mouvements de renouveau, de civilisation, dispersés dans le monde entier. L’espoir, c’est qu’ils se rassemblent et aient enfin une pensée commune.
Le «vrai» changement ne peut-il venir que des citoyens ?
Actuellement, oui, mais cela peut venir d’un dirigeant éclairé. Le pape François en est un. Il régénère un esprit de bonté, le souci des miséreux. Malgré ses échecs, Mikhaïl Gorbatchev a eu conscience qu’il fallait sortir du système totalitaire, l’ouverture est venue d’en haut à partir d’un besoin de la base.
Comment faire pour que nous soyons plus nombreux à nous réveiller ?
On ne peut pas télécommander la prise de conscience. Il faut continuer à prêcher dans le désert et, à un moment, il y aura une étincelle, et peut-être un feu qui se propagera.
Recueilli par
Coralie SCHAUB
Journal Libération – 20 juin 2015
L’aventure de La Méthode suivi de Pour une rationalité ouverte par Edgar Morin aux édition du Seuil, 167 p., 18 euros – SITE