Dans “La mer ne déborde jamais”, nouvel opus d’Ana Maria Machado, une jeune journaliste brésilienne est prise entre sa vie londonienne et les souvenirs de son passé au Brésil. En entrecroisant deux niveaux d’écriture, l’auteure navigue entre sa terre d’accueil et sa terre natale pour évoquer les strates et inégalités de la société brésilienne.
La première page raconte l’arrivée inattendue d’êtres bizarrement accoutrés sur une plage brésilienne et l’étonnement des habitants de la contrée. Puis on se retrouve à Londres de nos jours. Entre ces deux univers se trouve Liana, jeune journaliste brésilienne provisoirement installée en Grande-Bretagne qui, un peu pour échapper aux luttes mesquines et féroces de son agence de presse spécialisée dans les informations brésiliennes, un peu pour lutter contre la nostalgie qui parfois la prend, imagine le passé de son village, là-bas, dans l’État d’Espiritu Santo en lui donnant des couleurs de légende. À Londres, Liana doit s’imposer dans un milieu pas franchement hostile, pas franchement amical pour autant. Ses articles sont bons, elle le sait, malgré quoi elle sent qu’on a du mal, parmi ses collègues, à admettre son talent. Issue d’une famille relativement aisée, elle tombe sous le charme de Tito, un jeune Noir qui a grandi dans les favelas qui devient très vite son allié, son soutien et bien plus. Ce qui frappe le plus, à la lecture de ce très beau roman, c’est l’immense subtilité avec laquelle Ana Maria Machado tisse les liens entre l’époque de la conquête et la nôtre : par exemple quand elle parle de ce vert, “inventé” par Paolo de Vérone, pas encore nommé “vert véronèse”, mais qui rappelle bien celui de la mer au large du Brésil.
L’auteure fait vivre les étapes de l’adaptation qui, en quelques années, fait un Brésilien d’un Portugais installé un peu par hasard sur une plage ignorée. Quand il croise d’anciens compatriotes, il ne se sent plus aucun lien avec eux et s’en étonne lui-même. Tout étant double (mais jamais ambigu) dans le roman, elle suit en parallèle, et toujours avec une grande délicatesse, une autre adaptation, celle de Liana, qui parvient, parce qu’elle le veut, à ne pas se couper de son État d’Espiritu Santo, qu’elle fait revivre en l’imaginant en rêves. Quelques vers de Vinicius évoquant Chelsea, lus par elle dans un hamac quelque part au Brésil, terre dont la jeune fille se souvient avec émotion en ayant sous les yeux les toitures londoniennes : voilà comment Ana Maria Machado fait sentir ce que peut être la nostalgie.
On se laisse porter par la modeste épopée des premières générations de Brésiliens, qui ne sont déjà plus ni Indiens ni Portugais mais qui parfois hésitent entre leurs deux racines, eux qui, humains portés par le souffle de l’histoire, jouent sans faux-semblants le rôle qui leur est donné, celui d’un maillon fragile et indispensable pour qu’un jour, leur terre soit un grand pays. Quant à Liana, qui entretient soigneusement le souvenir par son récit rêvé du monde de ses ancêtres, elle va se retrouver confrontée avec sa sœur et son frère à un problème très matériel : vendre ou non la propriété familiale, maintenant que les parents ne sont plus là. Ce ne serait qu’un souci financier, si ces terres ne représentaient symboliquement tout le passé de cette tribu multiple.
Ana Maria Machado est de ceux qui font ressentir cette harmonie universelle, celle de la nature toute puissante et celle des femmes et des hommes, des femmes surtout qui, elles, savent construire le miraculeux équilibre de la vie. Elle le fait dans une apparente simplicité, une sorte de poésie de chaque instant. Elle nous fait, avec La mer ne déborde jamais, un grand cadeau : un hymne joyeux, naturel, généreux, au métissage et aussi un roman indispensable pour comprendre, c’est-à-dire partager, ce qu’a été au fil des siècles, ce qu’est le Brésil.
Christian ROINAT