Entretien avec Maître Sophie Thonon, avocate de l’Argentine dans l’affaire Mario Sandoval

Le 28 mai 2014, la Chambre d’Instruction du Tribunal de Paris avait rendu un avis positif sur la demande d’extradition par l’Argentine de Mario Sandoval, accusé de crime contre l’humanité durant la dictature militaire (1976-1983). La Cour de Cassation a annulé ce verdict. Les arguments de l’avocat général sont pour le moins surprenants !

Rappel : Mario Sandoval est accusé par la justice argentine de crimes contre l’humanité pour la détention, les tortures et la disparition de 600 opposants à la dictature argentine des années 1970. Il “travaillait” à l’ESMA (École de mécanique de la Marine de guerre) (1). Après le retour de la démocratie en 1983, Sandoval avait émigré en France où il s’était fait une carrière dans le “renseignement économique” et avait obtenu la nationalité française en 1994. Le 15 mars 2012 le juge argentin Sergio Torres demandait son extradition.

Le 28 mai 2014, la Chambre d’instruction du tribunal de Paris avait rendu un avis positif sur la demande mais seulement pour le cas de la disparition de l’étudiant en architecture, Hernán Abriata, enlevé le 30 octobre 1976 et emprisonné à l’ESMA d’où il disparaissait. Les juges avaient pris en considération le caractère continu du crime de disparition forcée. La défense de Sandoval affirmant qu’il était inconstitutionnel que la France extrade un de ses ressortissants, le dossier était passé au Conseil Constitutionnel. Le 14 novembre, le Conseil avait décrété que l’extradition n’était pas inconstitutionnelle en vertu de l’article 696-4 du Code de procédure pénale français qui prévoit une exception lorsque le demandeur n’a pas la nationalité française au moment du crime, ce qui est le cas de Sandoval, Argentin au moment des faits (2). Sur appel de la défense de Sandoval, le dossier était passé à la Cour de cassation. Nous avons contacté Sophie Thonon-Wesfreid, avocat au Barreau de Paris depuis 1981, et qui suit de près ce dossier.

Entretien de Me Sophie Thonon

Le 18 février, la Cour de Cassation a annulé la décision de la Cour d’appel de Paris autorisant l’extradition. Les arguments du ministère public ont surpris…

Il y eut deux arguments majeurs. D’abord, que les crimes contre l’humanité n’existaient pas dans le droit argentin à l’époque et ne peuvent donc pas être considérés comme tels dans l’affaire. Ensuite que le crime de disparition n’est pas continu puisque l’Argentine est revenue en démocratie en 1983 ; il y aurait donc prescription.

Quels sont les arguments de l’Argentine sur le premier point ?

Les juges n’ont étrangement pas pris en considération la Constitution argentine. Si la Constitution en vigueur durant la dictature ne définissait pas ce type de crime, celle de 1991 contient des clauses classant les crimes commis durant la dictature comme crimes contre l’humanité. Si plusieurs juges argentins ont, depuis les années 2000, utilisé la définition de crimes contre l’humanité pour condamner de nombreux tortionnaires et assassins, c’est bien que cette notion existe dans le droit argentin.

Le second argument est encore plus étrange… L’avocat général a considéré que “la dictature ayant pris fin en décembre 1983, il est douteux que H. Abriata continue d’être séquestré depuis cette date”. Il ignore carrément la notion de crime continu pourtant clairement énoncée dans la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées ratifiée par la France en 2008.

Non seulement, la Cour a considéré que la disparition d’Abriata n’avait pas le caractère de crime continu mais elle estime qu’il y a prescription !

Dans une tribune publiée dans Libération du 17 février 2015, Louis Joinet, ancien Rapporteur des Nations unies pour la lutte contre l’impunité, déclarait que “…ce serait aller à l’encontre de l’évolution générale du droit international et, par intégrisme légaliste, priver les proches des disparus du droit de savoir et du droit à la justice consacrés par la Convention. Non seulement, celle-ci qualifie d’imprescriptibles les crimes de disparition forcée mais stipule que les États doivent prendre les mesures nécessaires pour que le délai de prescription commence à courir lorsque cesse le crime, compte tenu de son caractère continu”. Comment fonctionne la prescription ?

Pour les grands crimes, la prescription est de 10 ans. La date du début du temps de prescription commence à courir à un moment précis, celle du moment où le crime est constaté soit par l’apparition de la personne vivante soit celle de son corps. S’il n’y a ni l’un ni l’autre, comment savoir à quel moment commencer à faire courir le début du temps à compter ? Comment savoir quel jour la victime est morte ? Est-elle morte ? Quand ? D’où la notion de crime continu.

Pourquoi l’avocat général a-t-il rejeté cette notion ?

La Cour d’appel avaient argumenté que “M. Abriata n’a toujours pas été retrouvé… On ne peut déduire de ce dossier que sa séquestration a cessé ; dès lors la prescription de l’action n’est pas acquise”. Elle avait alors autorisé l’extradition. Mais pour l’avocat général de la Cour de cassation, ces motifs sont “hypothétiques”. Il reprend les arguments de Jérôme Rousseau, l’avocat de Sandoval : “Comment peut-on dire que la séquestration d’Hernán Abriata s’est prolongée après 1983 et la chute du régime dictatorial, sauf à dire que l’État démocratique a continué à séquestrer ?”

Pourtant la Cour d’assises de Paris avait bien accepté l’argument de crime continu lors d’un procès de 2010 dans lequel vous aviez d’ailleurs plaidé ?

Le 17 décembre 2010, des militaires chiliens et un argentin étaient condamnés pour la disparition de quatre Français durant la dictature du général Pinochet au Chili. On ne les avait jamais revus… À Paris, les juges ont appliqué la Convention contre les disparitions forcées qui dit que ce crime ne cesse que lorsque le sort réservé à la personne disparue est connu.

Que va-t-il se passer maintenant ?

La chance que nous avons et qui n’est pas courante dans des dossiers d’extradition, c’est que nous pourrons de nouveau être entendus car la Cour de cassation a renvoyé le dossier à la Cour d’appel de Versailles. Mais une décision favorable à Versailles pourra être appelée par Sandoval et reviendrait de nouveau à la Cour de Cassation. Au final, ce pourrait être une décision du Premier ministre mais elle aussi pourra être attaquée devant le Conseil d’État.

Propos recueillis par Jac FORTON le 10 mars 2015

Jac FORTON

(1) ESMA : près de 5000 personnes ont disparu après leur passage dans ce centre de tortures situé à Buenos Aires.
(2) Voir aussi notre article de la Newsletter du 9 avril 2014.

La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées : signée le 20 décembre 2006, elle est entrée en vigueur le 23 décembre 2010 après la 30e ratification. En 2015, on observe 94 signataires et 45 ratifications dont l’Argentine (2007), la France (2008), le Chili (2009) et la Belgique (2011). La Suisse a signé en 2007 mais pas encore ratifié.

Article premier : Nul ne sera soumis à une disparition forcée. Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit … ne peut être invoquée pour justifier la disparition forcée.

Article 2 : Aux fins de la présente Convention, on entend par “disparition forcée” l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi.

Article 4 : Tout État partie prend les mesures nécessaires pour que la disparition forcée constitue une infraction au regard de son droit pénal.

Article 5 : La pratique généralisée ou systématique de la disparition forcée constitue un crime contre l’humanité, tel qu’il est défini dans le droit international applicable, et entraîne les conséquences prévues par ce droit.

Article 8 : Sans préjudice de l’article 5. Tout État partie qui applique un régime de prescription à la disparition forcée prend les mesures nécessaires pour que le délai de prescription de l’action pénale : a ) Soit de longue durée et proportionné à l’extrême gravité de ce crime ; b ) Commence à courir lorsque cesse le crime de disparition forcée, compte tenu de son caractère continu. Tout État partie garantit le droit des victimes de disparition forcée à un recours effectif pendant le délai de prescription.

Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées