À Buenos Aires, l’enquête sur la mort du juge Alberto Nisman avance difficilement, la juge d’instruction Viviana Fein continue inlassablement son enquête, compliquée par la politisation croissante du dossier. L’écoute prochaine des enregistrements téléphoniques devrait éclaircir certains faits. En attendant, le doute plane toujours et les Argentins descendent dans la rue.
Organisée à l’appel d’un secteur du pouvoir judiciaire “En hommage au procureur Nisman”, la marche du 19 janvier était clairement comprise comme une marche anti-gouvernementale, la présidente Cristina Fernández et son ministre des Relations extérieures étant accusés de vouloir protéger les accusés iraniens en échange d’achat de pétrole et de vente de céréales. Une semaine auparavant, l’ancien juge Pablo Lanusse avait dit que “La présidente ne peut pas marcher avec nous car son gouvernement est taché du sang du juge Nisman”. Le fait que le pétrole iranien est absolument incompatible avec les raffineries argentines et que tout le commerce des céréales est entre les mains du secteur privé et non de l’État n’a pas semblé gêner le juge Nisman ni les marcheurs. Comme d’habitude, les chiffres de la participation diffèrent selon les sources : 60 000 marcheurs pour la police pro-gouvernementale, 400 000 pour la police anti-gouvernementale. La vérité est sans doute entre les deux. Mais tous les responsables politiques de l’opposition y étaient.
La marche était silencieuse par respect pour la famille, l’ancienne épouse du juge, Sandra Arroyo Salgado, juge elle-même, ses filles Iara et Kala ainsi que Sara Garfunkel, mère du défunt, ouvrant le défilé. Mais la marche à peine terminée, les langues se sont vite déliées et ce fut une avalanche de déclarations sur les réseaux sociaux. La députée Patricia Bullrich : “Un coup d’État doux ? Non, un coup dur au cul de la part des 400 000 citoyens dans la rue”, message vite modifié en “Ce fut un coup porté au cœur d’un modèle. La société n’est pas intéressée d’écouter ce que dit le gouvernement”. Laura Alonso : “Il faut étudier la possibilité d’un jugement politique” contre la présidente, donc déjà accusée par l’opposition alors que l’instruction est toujours en cours et qu’il n’y a pas encore l’ombre d’une preuve d’un lien entre le gouvernement et la mort du juge. Pour Sergio Massa, candidat d’opposition aux élections présidentielles d’octobre prochain, “Il faut utiliser cette marche pour changer l’histoire argentine”. La députée Graciela Ocaña : “Cette marche me fait penser aux marches de la fin de la dictature…” Bref, beaucoup de déclarations politiques et… aucune mention à la mémoire du juge Nisman.
À noter que l’un des principaux organisateurs de la marche qui exige “Justice”, le procureur général Ricardo Sáenz, est le supérieur de la juge d’instruction Viviana Fein en charge de l’enquête sur la mort du juge Nisman. Il avait twitté quelque temps auparavant que “l’État argentin n’avait pas protégé le juge”. La réponse du secrétaire-général de la présidence fut rapide : “Dire cela fait supposer qu’il s’agit d’un homicide”. Sáenz aurait-il des informations, des preuves ? Alors que la juge Fein enquête, son supérieur exige justice. Justice contre… lui-même ? À noter que les principales associations des familles et victimes de l’attentat se sont abstenues de participer…
Le juge Gerardo Pollicita refuse une invitation parlementaire
Le juge Gerardo Pollicita a été chargé de reprendre le dossier du procureur Nisman concernant les accusations d’entraves à la justice. En janvier dernier, la députée (de l’opposition) Patricia Bullrich avait, en tant que présidente de la commission de législation pénale, invité le juge Nisman à présenter ses preuves devant une commission parlementaire. Le juge était retrouvé mort la veille de cette présentation. Le 20 février, les Présidents des commissions parlementaires Diana Conti, des Affaires constitutionnelles, Guillermo Carmona, des Relations extérieures et Graciela Giannettasio, de la Justice, invitent le juge Pollicita à venir présenter devant ces commissions le dossier qu’il a repris. Surprise : la députée Bullrich qui voulait entendre Nisman à huis-clos ne veut pas entendre Pollicita en public, un virage à 180° ! Elle accuse même les présidents de ces commissions “d’intromission dans le pouvoir judiciaire”. De son côté Pollicita semble un peu dans l’embarras : il rappelle que “pour le moment, ce qui figure dans le dossier n’est pas encore prouvé” et qu’il y a “plusieurs recherches de preuves requises encore en cours”. Bref, il prend légèrement ses distances avec les déclarations de son collègue Nisman. Ce sera au juge Daniel Rafecas de décider si le dossier requiert ces recherches ou non. Pollicita a finalement décliné l’invitation parlementaire “pour raisons fonctionnelles” car sa présentation “pourrait nuire à la recherche de la vérité”.
L’enquête continue : les écoutes téléphoniques
Dans son document accusatoire, le juge Nisman mentionne des écoutes téléphoniques qui apporteraient les preuves nécessaires. Pour le moment, tout ce que l’on sait de ces écoutes est qu’il s’agit d’échanges entre un certain Alejandro Yussuf Khalil, un Argentin chiite qui serait à la solde de l’Iran, avec Luis d’Elia, défenseur de l’Iran proche du gouvernement et le membre d’une association, Fernando Esteche. Nisman affirme avoir la transcription de conversations dans lesquelles d’Elia déclare parler au nom du gouvernement et tenir ses informations directement de la Casa Rosada (le Palais présidentiel) où l’on serait enclins à échanger des céréales contre du pétrole. Or, d’Elia n’est pas fonctionnaire de l’État et ne peut donc parler en son nom, ce que Nisman a reconnu, et rien ne prouve que d’Elia et la présidente ou son ministre aient jamais parlé de ce soi-disant échange. Il n’y a aucun enregistrement des voix d’aucun membre du gouvernement. Simplement ceux de personnes qui disent avoir entendu dire par le gouvernement que… Pas étonnant que les juges Servini de Cubria et Lijo aient fait remarquer à Nisman que “son document manquait de preuves juridiques…”
Autre difficulté : Nisman affirme que deux membres des services secrets (SIDE) Ramón Allan Bogado et un ancien juge, Héctor Yrimia, auraient selon lui “opéré en représentation du gouvernement dans le cadre du plan délictuel dénoncé”. Or le SIDE a fait savoir que ces deux personnes, non seulement n’appartiennent pas au SIDE mais que celui-ci les avait dénoncé à la justice “pour avoir usurpé la condition d’agent de l’État dans l’intention de réaliser des trafics d’influence”.
Encore autre bizarrerie, la transcription de ces écoutes a entièrement été réalisée par le SIDE alors que la procédure normale est que lorsqu’un juge demande aux services secrets de réaliser des écoutes, ceux-ci donnent l’enregistrement au magistrat qui demande la transcription à ses services. Encore un mystère : qui conduisait le véhicule piégé qui a explosé devant la mutuelle juive ? En 2005, Nisman déclara savoir que le chauffeur était Ibrahim Hussein Berro, un Libanais de 21 ans. Lors d’un de ses nombreux voyages aux États-Unis, le juge est allé interroger les deux frères de Berro à Détroit. À son retour, Nisman et des fonctionnaires de l’ambassade US déclarèrent que les frères Berro avaient reconnu que leur frère était bien le pilote-suicide. Or, la déclaration signée dit tout le contraire ! Ils disent être convaincus qu’Ibrahim était mort au sud-Liban. La police des frontières argentine (Migraciones) n’a aucune trace de l’entrée d’un Ibrahim Berro dans le pays. On n’en entendra plus jamais parler…
L’enquête continue : le juge était conscient
La conclusion de l’autopsie est “qu’il n’y a pas eu action de tierce personne dans la mort du juge”, ce qui sous-entend qu’il y aurait eu suicide. La question était : le juge avait-il été dopé et “poussé” au suicide ? Les examens toxicologiques montrent des petites quantités de deux anxiolytiques (Rivotril et Alplax) et un bas niveau d’alcool fort (0,4 g/l). Selon la coordinatrice du secteur chimie des médecins légistes, Ana Maria Perkins, “le résultat indique que, d’aucune manière, la combinaison était suffisante pour provoquer l’inconscience”. Nisman était donc parfaitement conscient au moment où la balle était tirée. Cela renforce la thèse du suicide car on n’imagine pas que quelqu’un menacé par un pistolet posé à un cm de sa tête ne réagisse pas pour défendre sa vie. Or la disposition des lieux montre qu’il n’y a pas eu de lutte de défense. C’était le chef des services secrets argentins depuis vingt ans, jusqu’à son licenciement début 2015.
Le collaborateur du juge Nisman, Diego Lagomarsino, affirme que Nisman avait, à plusieurs reprises, appelé Stiuso les jours avant sa mort et que celui-ci l’avait averti de ne pas avoir confiance en sa garde personnelle. Interrogé par la juge Fein, Stiuso affirme ne pas avoir appelé Nisman “depuis Noël”. Il déclare être en possession de 277 lignes téléphoniques, la majorité utilisée par ses collaborateurs. Selon lui, le portable que le juge a appelé à plusieurs reprises est celui utilisé par Alberto Massino, ex-directeur général des Analyses et proche collaborateur du chef du SIDE. La juge Fein devrait le convoquer prochainement. Stiuso dit avoir remis à la juge les fameux enregistrements qui prouveraient tout ce qu’a écrit le juge. Il manque donc encore l’analyse complète de ces enregistrements, de même que celle du contenu des téléphones et de l’ordinateur du juge défunt.
Jac FORTON