La juge d’instruction Viviana Fein, responsable de l’enquête sur la mort du juge Nisman, aura une semaine chargée. Plusieurs inconnues seront peut-être levées lorsqu’elle aura pu interroger les deux dernières personnes à avoir parlé avec ou vu le défunt : Diego Lagomarsino, le proche et mystérieux collaborateur du juge qui lui a donné le pistolet de la mort, et Jaime Stiuso, chef des services secrets (SIDE) qui aurait convaincu Nisman de ne pas avoir confiance en ses gardes. Pour le médecin légiste ayant pratiqué l’autopsie, “il n’y a pas eu d’action de tiers dans la mort du Dr Nisman”. Pour l’opposition politique au gouvernement, il s’agit d’un magnicide d’État (1). Où en est l’enquête ?
Le vendredi 6 février, un examen histopathologique (étude microscopique de tissus vivants) a eu lieu, réalisé par des médecins légistes de la Cour suprême accompagnés de trois légistes désignés par l’épouse du juge, Sandra Arroyo Salgado, elle-même juge et donc habituée de ces procédures. Bien que l’autopsie ait conclu à un probable suicide, il s’agit de déterminer si le juge a ou non absorbé un produit l’ayant endormi pour permettre à un éventuel assassin de simuler ledit suicide. Un autre aspect à éclaircir : la balle a été tirée juste au-dessus de l’oreille, un endroit peu habituel mais pas rare pour un suicide. La presse argentine avait insinué que la balle avait été tirée à 15 ou 20 cm de la tête, ce qui sous-entendait un assassinat, mais l’autopsie a confirmé que l’arme a été déclenchée “à un cm” de l’oreille…
L’arme
S’il s’agit d’un assassinat, l’assassin aurait utilisé l’arme que Diego Lagomarsina, le proche collaborateur lui avait fournie la veille sur sa propre demande. Il fallait donc que l’assassin présumé soit au courant de l’existence de cette arme, qu’il ait pu entrer facilement dans l’appartement, qu’il ait pu “endormir” le juge et “monter” le suicide. Or on vient d’apprendre que le juge avait également demandé une arme à son plus proche garde, Rubén Benitez, qui n’avait pas donné suite à cette requête. Il semble que le juge se soit donné la mort en s’asseyant sur les toilettes, ce qui a provoqué sa chute en avant contre la porte, la laissant entrouverte mais ne permettant pas son ouverture. C’est ainsi que l’ont trouvé le garde Alberto Niz et la mère du juge, Sara Garfunkel, qui avait les clés de l’appartement. Tout a été filmé et photographié. Le doute : il n’y a pas de trace de poudre sur la main du juge. Une contre-expertise sera réalisée cette semaine avec le matériel le plus récent en possession du Ministère public.
Les portes
La mère du juge est arrivée avec les clés de la porte de service, la porte principale étant bloquée de l’intérieur. Mais seule la serrure du haut a pu être ouverte, celle du bas nécessitant la venue d’un serrurier. La juge Fein évalue la possibilité que quelqu’un ait pu faire des copies des clés, tuer le juge et s’en aller en fermant à clé derrière lui. Hypothèse assez improbable puisque cela signifierait que l’assassin savait que le juge venait de recevoir une arme la veille, ce qui exclut la planification d’un crime, planification nécessaire s’il avait été fait une copie des clés. Ces deux faits semblent contradictoires… Il faudra maintenant voir ce que montrent les caméras, celles qui fonctionnaient car l’entreprise a reconnu que beaucoup d’entre elles étaient hors service ! La juge Fein a donc demandé copie de toutes les vidéos enregistrées par les caméras.
Les questions à éclaircir
Il y a trois questions primordiales à élucider : 1) Peut-on accepter l’autopsie ou faut-il la questionner ? Si on ne l’accepte pas, il faudra expliquer qui aurait assassiné le juge et comment aurait-il pu réaliser cela ? ; 2) Si c’est un suicide, a-t-il été “induit”, le juge a-t-il subi des pressions ? De qui et pourquoi ? ; 3) Le juge a-t-il ingéré un produit qui l’aurait laissé “docile” face à un assassin ?
Autre question : pourquoi Nisman est-il rentré précipitamment d’Espagne ? Trois possibilités : il l’avait prévu de longue date ; “on” (qui ?) voulait profiter de l’affaire de Charlie Hebdo pour attaquer le gouvernement pour “laxisme envers les terroristes”, ; il pensait qu’il allait être relevé de ses fonctions et voulait attaquer avant. “J’ai dû suspendre mes vacances intempestivement” écrivit-il à sa femme en abandonnant sa fille à l’aéroport de Madrid. Par WhatsApp, celle-ci lui répond furieuse (elle dut abandonner ses propres vacances pour récupérer sa fille à Madrid) : “Il est clair que mes priorités sont ailleurs. Toi, tout ce qui t’intéresse c’est la recherche du pouvoir et sortir dans les journaux, les revues et la TV…”. La ligne Iberia fait alors savoir que le juge avait réservé son retour pour le 12 janvier dès l’achat du billet en décembre ! Pourquoi n’avoir rien dit à personne ? Une autre hypothèse : Nisman craignait d’être déplacé de l’Unité spéciale AMIA par la Procureure nationale Alejandra Gils Garbo. C’est ce qu’avait, plus d’une fois, demandé l’association Memoria Activa représentant des familles des victimes de l’attentat. Car il ne faut pas oublier que le juge faisait partie de l’équipe d’enquêteurs mise sur la sellette pour avoir négligé la piste syrienne dès 1994. Cet épisode fera l’objet d’un procès à venir en juin prochain. Depuis 1994, le juge n’avait pas avancé d’une page dans son enquête. Bien que la Procuración Nacional ait nié ce remplacement, Nisman était peut-être convaincu qu’il allait avoir lieu et avait voulu déposer ce dossier le plus vite possible, ce qui le rendait “intouchable”.
Deux témoins importants
La juge Fein va interroger la dernière personne à avoir vu le juge vivant, son collaborateur Diego Lagomarsino, qui lui a donné l’arme ayant servi à sa mort. Elle a aussi convoqué Jaime Stiuso, chef du SIDE, qui avait conseillé au juge la veille de sa mort de ne pas avoir confiance en ses gardes. Pourquoi avoir dit cela ? Savait-il quelque chose ? Pourquoi était-il si proche du juge qui affirmait que les deux hommes se voyaient tous les jours ? Quels liens particuliers entre le juge et les services secrets ? Stiuso est un personnage assez étrange et secret. Il est entré au SIDE en 1972, a travaillé pour les services secrets de la dictature pendant toute sa durée (8 ans), puis pour les divers gouvernements démocratiques. Quarante ans dont vingt à la tête de ces services permettent la création d’un État dans l’État et de liens malsains entre services secrets et magistrats. Car la loi autorise les juges d’instruction à utiliser l’aide des services secrets dans leurs enquêtes !
Politisation d’une mort
Pour l’opposition politique, c’est la présidente qui a fait assassiner le juge. Sans aucune preuve, ces accusations sont partout présentes dans la rue (“Cristina asesina”) ou dans la presse d’opposition, en particulier le quotidien Clarín, en conflit depuis longtemps avec l’État sur des questions de monopole. Les attaques politiques sont permanentes. Ainsi, Elisa Carrió, responsable politique d’un parti opposé à la présidente, parle déjà de “dissimulation du crime” et de “dictature” ! La veille, un ancien président de la DAIA (2), Jorge Kirszenbaum avait affirmé “qu’un homme qui va se suicider ne donnait pas à sa domestique une liste d’achats à effectuer”. Il se fait que cette liste avait été rédigée par la domestique à destination de Nisman et non l’inverse… Plusieurs juges en conflit politique avec le gouvernement veulent organiser bientôt une manifestation “de soutien au juge défunt” que tout le monde entend parfaitement comme une revendication contre le gouvernement. La preuve : de nombreux hommes politiques d’opposition ont annoncé leur participation et appellent la population à “manifester par centaines de mille”. Deux des organisateurs de cette marche, Raúl Plee et Germán Moldes, avaient eux-mêmes été mis en question pour le peu d’empressement (six ans !) à essayer de résoudre l’attentat à l’AMIA (2) !
Certains politiciens réclament déjà la destitution de la présidente et appellent à des élections anticipées (mai au lieu de novembre) ! Le gouvernement estime bien sûr qu’il est victime d’une offensive de déstabilisation à quelques mois des élections présidentielles. Même les organisations juives AMIA et DAIA (2) viennent de prendre un peu de distance par rapport au document déposé par le juge Nisman : elles “attendent les preuves…” L’enquête, compliquée à souhait et cernée d’enjeux politiques, se poursuit…
Jac FORTON