Le juge Alberto Nisman découvert mort à son domicile. Assassinat ou suicide ?

Alberto Nisman, procureur de Buenos Aires, a été retrouvé mort deux jours après avoir déposé une accusation contre la présidente Cristina Fernández et plusieurs membres du gouvernement pour “entraves à la justice en échange de traités commerciaux avec l’Iran”. D’étranges liens entre Nisman et le directeur des services secrets argentins et entre ceux-ci et les services israéliens et états-uniens. De fausses accusations et de vraies corruptions de justice au temps de l’ex président Menem. Une tentative de déstabilisation politique du gouvernement à quelques mois des élections ? Une enquête complexe sujette à rebondissements…

Le 18 juillet 1994, une bombe explose au siège de la mutuelle juive de Buenos Aires (la AMIA) (1) provoquant la mort de 85 personnes et des blessures à plus de 300 autres. L’enquête s’oriente rapidement vers deux pistes possibles : la syrienne et l’iranienne. Vingt ans et plusieurs procureurs plus tard, aucune autre avancée de l’enquête… La piste syrienne abandonnée sur ordre du président Menem ? Une collusion Argentine-Israël-États-Unis pour accuser l’Iran ? En charge du dossier depuis 7 ans, le juge Nisman n’a pas avancé d’un centimètre. Le dossier est plein de faits étranges. Immédiatement après l’attentat, le juge Galeano est chargé du dossier AMIA. La piste syrienne semble la plus prometteuse. Le véhicule qui servit de bombe appartenait au citoyen argentin Telleldin. Or, quelques heures auparavant, l’Argentin d’origine syrienne Alberto Kanoore Edul avait appelé Telleldin. Galeano met Kanoore sur écoutes téléphoniques puis fait fouiller sa maison.

Début août 94, le père de Kanoore, un ami du président Carlos Menem (lui-même d’origine syrienne !) se rend au Palais présidentiel et parle avec Munir Menem, frère du Président. Les documents du dossier aujourd’hui dans les mains du juge Lijo montrent que peu de temps après, Munir appelle le juge Galeano qui arrête immédiatement la procédure “pour des raisons contraires au droit” selon Lijo. Les enregistrements des conversations téléphoniques de Kanoore disparaissent mystérieusement… Il apparaît que l’abandon de la piste syrienne s’est fait sous la pression du président Menem et des services secrets argentins dont le directeur, Jaime Stiuso, est connu pour être très proche des services secrets états-uniens et israéliens qui voulaient à tout prix que seul l’Iran soit mis en cause. Pour ce faire, ils ont élaboré un montage : en juillet 1996, après réception de 400 000 dollars remis à l’épouse de Telleldin par le juge Galeano (ce fut filmé puis diffué le 6 avril 1997), Telleldin accusa quatre policiers argentins d’être des intermédiaires entre l’Iran et le poseur de bombe, montage connu sous le nom de “connexion locale” ; vingt autres personnes sont aussi accusées. En septembre 2004, un tribunal fédéral absout tout le monde pour manque de preuves…

En 2005, le juge Galeano est destitué et le président Néstor Kirchner nomme le juge Alberto Nisman à la tête d’un tribunal spécial entièrement dédié à l’enquête AMIA. En octobre 2006, Nisman accuse formellement l’Iran et donne le nom de cinq fonctionnaires. Ils sont mis sur la liste ‘alerte rouge’ d’Interpol les empêchant de quitter leur pays sous peine d’arrestation. En 2009, le procureur Ariel Lijo, inculpe Carlos Menem et son frère Munir (aujourd’hui décédé), le juge Galeano, deux agents du SIDE, Telleldin et un membre de la représentation juive DAIA (2) qui avait donné son aval à ce montage, pour faux témoignages, pressions indues, faux en écriture et privation illégale de liberté. En 2013, la présidente Cristina Fernández démet le chef du SIDE, Jaime Stiuso de ses fonctions : il était resté 20 ans à la tête du SIDE !

L’étrange lien de Nisman avec l’ambassade des États-Unis

Ces liens furent révélés par la publication par Wikileaks en novembre 2010 de dizaines de câbles montrant les visites régulières du juge à la délégation US et décrivant les échanges entre lui et cette ambassade (3). On y découvre que Nisman soumettait à l’ambassade les documents qu’il allait ensuite émettre et suivait ses indications. Dans certains cas, il a changé ses écrits sur “conseil” de l’ambassade ou s’est excusé de ne pas l’avoir avertie d’un changement dans le dossier. Ces indications provenaient du Bureau Légal de l’ambassade, un euphémisme pour ne pas dire FBI. Selon Wikileaks, l’ambassade a émis 196 notes contenant le mot ‘AMIA’ ! Ainsi un câble daté du 22 mai 2008 vers Washington : “Nisman s’est encore excusé et a proposé de rencontrer l’ambassadeur Earl Wayne pour discuter de la route à suivre”. Et le 27 février 2011, un ordre : “Ne pas s’orienter vers la piste syrienne ni vers une connexion locale, cela pourrait affaiblir le cas international contre les accusés iraniens”. (4)

L’étrange dénonciation du juge Nisman

Le mois de janvier est le mois des “vacances judiciaires” : les cours sont fermées, tout le monde part en vacances, ne restent actives que des cours ‘d’urgence’. Début janvier 2015, le juge Nisman voyage en Espagne avec sa fille aînée, retour prévu le 22 du mois. Le 12 janvier, il revient subitement à Buenos Aires en abandonnant sa fille à l’aéroport de Madrid et le lendemain, il présente devant le juge fédéral Ariel Lijo un document dans lequel il accuse la présidente Fernández, son ministre des Affaires étrangères, Héctor Timmerman, le député Andrés Larroque, deux dirigeants et un argentin pro-iranien Alejandro Khalil d’avoir “1) Par de viles manœuvres et des pactes secrets, entravé la justice et monter de fausses pistes pour protéger les auteurs iraniens de l’attentat. 2) D’avoir entamé en 2011, par intérêt commercial (pétrole iranien contre céréales argentines), une négociation secrète avec l’Iran par laquelle les accusés iraniens, requis dès 2007 par le juge argentin Canicobal à travers l’alerte rouge d’Interpol ne seraient plus inquiétés car l’Argentine demanderait à Interpol de lever l’alerte rouge.  3) D’avoir concrétisé cet accord en 2013 par la signature d’un ‘Mémorandum d’entente’ par lequel se crée une commission de la vérité permettant au procureur argentin de se rendre en Iran pour interroger les suspects qui resteraient ainsi impunis. 4) C’est grâce à l’opposition d’Interpol que les accusés sont restés sur la liste rouge…” Son accusation contre la présidente : “Dissimulation aggravée, non accomplissement des devoirs d’une fonctionnaire publique et entrave à l’action de la justice”…

Il présente ce document à la juge de garde qui, n’y voyant que du texte, décide que cela ne vaut pas la peine de briser le cycle des vacances judiciaires pour un document auquel il manque les preuves. Les associations Memoria Activa, 18 J et Apemia regroupant des victimes et des parents des victimes de l’attentat, ont souvent demandé que l’enquête soit retirée des mains de Nisman “qui n’a rien trouvé en sept ans”. Mais le Congrès décide de l’inviter à venir présenter sa dénonciation devant une commission parlementaire le lundi suivant. Nisman affirme posséder le témoignage de deux agents secrets et de nombreux documents prouvant ses accusations. Le lendemain,il est découvert mort dans son appartement…

Suicide ou assassinat ?

Le juge vit à Puerto Maduro, un quartier chic de la ville. Il est protégé par une garde permanente de dix hommes de la Police fédérale postés à l’entrée de l’édifice doté de 170 caméras de surveillance. Le samedi, Nisman donne comme instruction de venir le chercher vers 11h le lendemain. Lorsque le garde l’appelle, il ne répond pas. Après plusieurs essais, le garde appelle la procureure qui lui ordonne d’aller chercher la mère du juge car elle a les clés. La mère peut ouvrir la serrure du haut mais pas celle du bas. La police fait appel à un serrurier. Ils trouvent Nisman appuyé le dos contre la porte de la salle de bain, un pistolet à la main, une balle dans la tête.

Au premier abord, c’est un suicide : aucune porte fracturée, pas d’invité sur les caméras de surveillance, la position dans la salle de bain et les caméras rendent impossible la possibilité d’avoir ‘suicidé’ la victime puis de sortir. Par contre, aucune trace de poudre sur la main. Des experts diront plus tard que ce modèle de Bersa 22, non seulement n’est pas une vraie arme de défense mais qu’elle n’est pas très puissante et peut être tirée sans trace de poudre. L’autopsie montre que la balle a été tirée à un centimètre de la tête, qu’elle correspond bien à l’arme et “qu’il n’y a pas eu intervention de tiers”.

De nombreuses questions se posent

D’où vient l’arme ? Pourquoi Nisman est-il revenu si soudainement pour présenter un document incomplet au milieu d’une période de vacances sachant qu’il ne pouvait être reçu avant la fin du mois ? Qui sont les agents secrets qui donneront les preuves ? Ce document contient-il de si terribles révélations ? Pourquoi Nisman s’est-il suicidé ? Le mystère s’épaissit au fur et à mesure que l’on répond à ces questions.

D’où vient l’arme ? On apprend qu’elle lui a été apportée à sa demande par un informaticien qui travaillait pour lui, Diego Lagomarsino, un étrange personnage. Payé par l’Unité fédérale attachée à l’enquête menée par Nisman, il semble qu’il n’ait jamais été vu au tribunal, qu’il travaillait uniquement pour et chez Nisman qui le payait 41 000 pesos, une somme exorbitante pour un soi-disant travail d’archivage et de gestion informatique. Lagomarsino explique que le juge lui a demandé une arme après que Jaime Stiuso, le directeur des services secrets SIDE, le lui ait recommandé “pour sa sécurité” car “il ne fallait pas avoir confiance dans les policiers qui le gardaient”. Que faisait Lagomarsino vraiment pour le juge ? On suspecte des écoutes téléphoniques. Mais revoilà le lien avec les services secrets et un Stiuso très proche de ‘l’ambassade’.

Pourquoi est-il revenu si soudainement ? Personne ne sait ! Son épouse, partie chercher la fille abandonnée à Madrid n’a pas de réponse. A-t-il reçu un appel d’urgence ? De qui ? Pour remettre un simple document non étayé à une cour judiciaire en congé ? Mystère…

Ce document contient-il de si terribles révélations ? Pour respecter la transparence de l’enquête, la justice a rendu public le contenu des révélations que Nisman allait remettre aux parlementaires. Surprise : non seulement, rien de nouveau mais il a presque tout faux et affirme ‘des vérités contraires à la vérité’, bref, il ment.

Les fausses pistes montées par la présidente : cette théorie n’avait jamais été évoquée jusqu’à maintenant, alors que c’était lui-même qui était en charge du dossier !

Le Mémorandum d’entente signé en janvier 2013 entre l’Argentine et l’Iran : il n’est pas secret, il a été approuvé par un vote du Congrès argentin. L’idée première était de pouvoir interroger les accusés iraniens de façon à faire avancer l’enquête bloquée en Argentine depuis 1994.

Selon le juge, il s’agissait de business : la pénurie de pétrole en Argentine obligeait le pays à en importer. En fait, l’Argentine, productrice, n’a jamais acheté une goutte de pétrole à l’Iran. Les seules céréales vendues à l’Iran le sont par des entreprises privées nationales ou transnationales.

La levée de l’alerte rouge à Interpol : selon Nisman, “en septembre 2013, Timmerman s’est réuni avec le directeur Ronald Noble pour le convaincre d’autoriser la levée des alertes rouges”. Non seulement le ministre Timmerman n’a jamais demandé à Interpol de lever l’alerte rouge sur les accusés iraniens mais il a envoyé une lettre au directeur d’Interpol lui demandant justement de ne pas lever cette alerte rouge malgré le Mémorandum. Réaction de l’ancien directeur d’Interpol pendant 14 ans Ronald Noble : “Ce que dit M. Nisman est faux. Ce n’est pas moi qui ai dit non à la levée, c’est le ministre Timmerman qui m’a demandé de ne pas la faire…”.

Qui sont les agents secrets qui ont les preuves ? Les noms des deux agents appartenant aux services secrets SIDE en possession des preuves sont publiés. Deux jours plus tard, le SIDE fait savoir que ces deux personnes n’ont jamais appartenu à ses services et qu’en plus, le SIDE les avaient dénoncées devant la justice pour “usurpation de titre”, se faisant passer pour membres du SIDE pour obtenir des faveurs commerciales !

Une autre question se pose : est-ce vraiment le juge Nisman qui a décrit la dénonciation ? Car il est bizarre qu’un juge ne cite pas une seule fois, le numéro des lois qu’il veut utiliser dans ses accusations. Une nouvelle hypothèse surgit : ce n’est pas lui qui a écrit ce texte. Mais alors qui ? Lui a-t-on ordonné de rentrer d’urgence pour remettre le texte pré-écrit à un juge ? Qui ?

Les enjeux seraient-ils politiques ?

Certains analystes avancent l’hypothèse que, à quelques mois des élections présidentielles, il s’agissait de porter des coups fatals à la présidente Fernández et à son gouvernement. Très vite, se sont organisées des manifestations exigeant sa démission. Parmi les pancartes brandies, “Cristina asesina” et “Timmerman traître !”, car le ministre des Affaires étrangères est lui-même de religion juive. Après huit ans de présidence, Cristina Fernández jouit encore de 50 % de popularité et son parti pourrait très bien gagner les élections cet automne, une perspective insupportable pour la droite et les transnationales. D’autres analystes estiment qu’il s’agit de “punir” l’Argentine pour ses politiques sociales et économiques peu ‘orthodoxes’, son rejet des “recommandations” du FMI, et pour son refus de payer les spéculateurs vautours.

Au niveau international, le journaliste argentin Raúl Kollmann rappelle qu’une note officielle argentine (Câble 010365/1994) datée du lendemain de l’attentat et signée par l’ambassadeur argentin en Israël José María Valentin Otegui, évoquait une réunion entre les représentants des deux pays pour mettre au point une réponse commune servant les intérêts réciproques et accuser l’Iran. Quelques jours plus tard, les États-Unis déclarèrent que la Syrie n’avait rien à voir avec l’attentat…

L’intérêt argentin pour effacer la piste syrienne était clair : le président Menem est d’origine syrienne et avait reçu du président Hafez El Assad de Syrie des fonds pour financer sa campagne électorale de 1989. Un cousin de El Assad et deux personnes avaient été arrêtés par le juge Galeano mais vite libérés après une réunion avec Menem. Plus tard, les câbles entre l’ambassade et Washington révélés par Wikileaks montrent la subordination de Nisman aux instructions de l’ambassade. Par contre l’ambassadeur iranien à Londres détenu pour extradition sur demande argentine pour complicité fut rapidement libéré par manque de preuves. De son côté, Héctor Timmerman raconte que le représentant de l’époque du DAIA, M. Schlosser lui avait dit : “Pourquoi chercher un procès si tous les journaux du monde ont déjà publié que c’était l’Iran ?” L’année dernière, l’ancien ambassadeur d’Israël à Buenos Aires, Itzhak Aviran, annonça que les auteurs iraniens de l’attentat avaient été exécutés par les services israéliens, ce qui fut démenti par les autorités israéliennes.

Trois procédures

On se dirige donc d’un côté, vers une enquête par les juges Viviana Fein et Fabiana Palmaghini devant résoudre le mystère de la mort du juge Nisman ; d’un autre, vers un procès mené par le juge Ariel Lijo devant éclaircir les tentatives d’étouffement de la piste syrienne par les services secrets argentins, israéliens et états-uniens avec la complicité du président d’alors, Carlos Menem et, finalement, une procédure devant s’occuper des accusations de Nisman contre Fernández et Timmerman.

Deux hypothèses pour une mort douteuse

Deux hypothèses gagnent du terrain : ‘suicide simple’ car le juge Nisman se serait rendu compte qu’il avait été le jouet d’une manipulation, que son soutien Stiuso avait disparu donc ses ‘sources’ et son contact avec l’ambassade, et que son document était inutilisable en justice ; ‘suicide incité’ pour en faire une victime du gouvernement, la droite criant déjà à l’assassinat sur ordre présidentiel sans que, pour le moment, aucune preuve n’ait été apportée à cette théorie, bien au contraire. Il s’agirait alors d’enjeux de géo-politique destinés à affaiblir l’Iran et l’Argentine. Il faut maintenant attendre le résultat des enquêtes…

Jac FORTON

(1) AMIA : Association de mutuelle israélite d’Argentine.
(2) DAIA : Délégation des associations israélites en Argentine qui se définit comme la « représentation politique des juifs d’Argentine ».
(3) Ces câbles furent remis par Wikileaks au journaliste argentin Santiago O’Donnell.
(4) Notes citées par le journal argentins Página12 du 20 janvier 2015.