L’auteur et artiste plasticien chilien Pedro Lemebel, né en 1952, est mort le 23 janvier dernier. Il était connu pour sa critique aiguisée de l’autoritarisme et sa peinture humoristique de la vie chilienne, et a été traduit en français, anglais et italien. Nous avons demandé à un membre de notre conseil littéraire, Marián Semilla Durán, de nous présenter cet auteur apprécié tout particulièrement dans le monde des lettres hispanophones. Il avait été un des nos invités pressentis des Belles Latinas mais des difficultés de santé ont empêché sa venue. Bien dommage.
Combien de fois a-t-on voulu le faire taire ? On n’a pas pu. Seul le cancer qui le prit à la gorge – qui prit sa gorge– l’a laissé sans voix. Mais pas sans parole. Celui qui avait porté tant de voix : celle des marginaux, des pauvres, des homosexuels, des folles et des travestis ; les voix de ceux qui étaient restés fidèles à la gauche sans concessions, des jeunes cernés par la misère et les tentations de la société de consommation ; des « différents » de toutes sortes ; cette voix-là, que la maladie lui avait ôtée, nous ne l’écouterons plus. Pedro Lemebel, le sublime provocateur chilien, l’un des plus talentueux écrivains de sa génération, vient de mourir, à 62 ans. Mais il nous a laissé ses écrits : le Manifeste, les chroniques, le roman ; les plus beaux, les plus révulsifs, les plus crus et, aussi, le plus poétiques du Chili contemporain.
Il nous a également laissé les photos qui le capturent sous tous ses angles : jeune, les cheveux longs et très maquillé ; habillé en noir avec une longue écharpe rouge et de très hauts talons, la tête couverte d’un foulard imprimé, le corps tatoué ou peint ; et celle, que lui-même m’avait gratuitement cédée pour illustrer la couverture d’une publication collective sur son œuvre que j’ai coordonnée, le geste pensif et la tête ornée de plumes. Il y a certainement les enregistrements de ses émissions de radio qui peuvent nous ramener la voix d’avant le cancer, ou ceux de ses récitals et présentations publiques qui faisaient se déplacer les foules pour rire aux éclats et pour pleurer ensemble.
Ineffable Pedro, inclassable, fier de sa cohérence, de son courage et de ses choix. Fier aussi de ses colères, qui le menèrent plus d’une fois à donner un coup de pied dans la fourmilière, à déjouer les jeux des puissants, à décomposer les scénarios publics des faux consensus. À toujours dire ce qu’il avait à dire, à ne jamais accepter de transactions avec les responsables de la dictature pinochetiste ou ses héritiers. Lui-même, son corps, son allure, ses choix vestimentaires, faisaient partie de son œuvre. Il était l’incarnation par excellence d’un discours toujours subversif, la dissonance qui empêchait de tourner en rond, celui qui dérangeait les bienpensants et scandalisait les réactionnaires. Un poète, un marginal né dans un bidonville en 1952, un libertaire obstiné, un homosexuel militant, un mapuche tiers-mondiste, une icône populaire.
De la boue du Mapocho [1] aux lumières du quartier homosexuel branché de Santiago, la trajectoire de Pedro Lemebel est à la fois un défi et une revanche. Sa différence, perceptible depuis l’enfance et difficile à vivre dans un Chili aussi hypocrite que prude, sera vite revendiquée et même affichée. Diplômé en Arts Plastiques, acteur et performeur, créateur avec son complice Francisco Casas du tandem Las Yeguas del Apocalipsis (1997) qui marqua durablement l’imaginaire urbain par l’acuité et la démesure de leurs représentations ; poète, romancier et chroniqueur de génie, il était à sa façon la conscience décalée de la société chilienne, qu’il n’a cessé de portraiturer en mettant à nu ses simulacres et ses renoncements.
En 1989 les Yeguas del Apocalipsis dansèrent les pieds nus sur une carte de l’Amérique latine recouverte de verres brisés, en traçant avec leur sang une double allégorie : la performance s’intitulait La Conquête de l’Amérique latine et liait les mémoires du génocide des Indiens à celles de la dictature de Pinochet. En 1986, il lit dans une grande concentration populaire des gauches réunies son célèbre manifeste : Hablo por mi diferencia, dénonçant la discrimination dont sont objet ceux qui ne répondent pas à la norme hétérosexuée, et cela sans ménager ses propres camarades politiques, à qui il lança : « No me hable del proletariado, porque ser pobre y maricón es peor » (Ne me parlez pas du prolétariat, parce qu’être pauvre et pédé est encore pire »).
En 1995, il écrivit son premier recueil de chroniques, La esquina es mi corazón, suivi de Loco afán, crónicas del sidario (1996), De perlas y cicatrices (1998), Zanjón de la Aguada (2003), Adiós mariquita linda (2004), Serenata Cafiola (2005), Háblame de amores (2012) y Poco hombre (2013). Son seul roman, Tengo miedo, torero, parut en 2001 et fut traduit en français sous le titre : Je tremble, ô matador. Ces ouvrages explorent à la fois les subjectivités urbaines marginalisées et les espaces qu’elles traversent. La parodie, l’ironie, la provocation, le fait de nommer sans euphémismes des pratiques et des corps contribuent à construire un univers où la dénonciation ne cède jamais au politiquement correct. La prose, néobaroque, le situe dans la lignée de Severo Sarduy et Néstor Perlongher ; comme Manuel Puig, il trouve l’équilibre exact entre le sentimentalisme populaire et la critique impitoyable du système. Il invente un langage, plie à volonté la sémantique et le lexique, brode son écriture comme un tapis somptueux, proliférant, à la limite parfois du monstrueux.
Que ce soit par la confrontation de l’espace public et de l’espace privé, du centre et de la marge, de la lumière et de l’obscurité, de l’hétérosexualité et de l’homosexualité, il s’agit toujours de déborder les limites, de franchir les frontières, de se répandre (derramarse) au-delà des canaux convenus par les représentations autorisées. En tant qu’espace textuel de confrontation rhétorique et idéologique, la chronique est le lieu où toutes les transgressions s’entrecroisent, dans le but de miner la logique du contrôle social. Qu’il s’agisse de la nudité des corps masculins enlacés dans une union inextricable et souvent grotesque, ou de la nudité de la langue, qui dit et redit l’annalité triomphante jusqu’à la saturation ; qu’il s’agisse des travestis baroques qui se déguisent pour mieux se montrer ou de la prolifération métaphorique qui travestit le discours, Lemebel détourne la logique de la feinte et cherche dans la contorsion discursive ou corporelle le sombre revers du monde, la récusation du légitime.
Son écriture est avant tout profondément subversive et, en tant que tel, politique. Il n’a jamais joué le jeu de la culture gay à l’américaine, ni n’a oublié que sa voix était celle d’une population périphérique, aussi bien en termes géopolitiques qu’en termes sociaux ou culturels. Sa lucidité n’a jamais faibli : il n’hésita pas à se mettre soi même en question lorsqu’il comprit que sa renommée croissante et les sollicitations diverses dont il était l’objet menaçaient son irrévérence et pouvaient le détourner de la pensée marginale qu’était sa marque d’origine.
Le 31 décembre 2014 il posta, sur son mur Facebook, son dernier message, un message d’adieu : […] El reloj sigue girando hacia un florido y cálido futuro. No alcancé a escribir todo lo que quisiera haber escrito, pero se imaginarán, lectores míos, qué cosas faltaron, qué escupos, qué besos, qué canciones no pude cantar. El maldito cáncer me robó la voz (aunque tampoco era tan afinado que digamos). Los beso a todos, a quienes compartieron conmigo en alguna turbia noche. Nos vemos, donde sea. […] L’horloge continue de tourner vers un futur fleuri et chaleureux. Je ne suis pas arrivé à écrire tout ce que j’aurais voulu écrire, mais vous imaginerez bien, mes chers lecteurs, quelles sont les choses qui ont manqué, quels crachats, quels baisers, quelles chansons je n’ai pas pu chanter. Le maudit cancer m’a volé la voix (quoique je ne chante pas si juste que cela). Je vous embrasse tous, ceux qui on partagé avec moi quelque nuit trouble. Au revoir, où que ce soit.
Cher Pedro, combien je regrette encore que tu ne sois pas venu, il y a quelques années, lorsque nous t’avions invité à participer à la fois au colloque organisé à l’Université Lyon 2 autour de ton œuvre, et aux festival elles Latinas. L’idée t’avait beaucoup plu ; ta santé était plus réticente que ton désir. Je garde encore comme une relique le dernier mail que tu m’as envoyé pour t’excuser : «Ay niña, mis tacos altos están cansados !» («Ah, ma petite, mes talons hauts sont fatigués !»). Ta voix ne s’est pas tue : elle résonnera chaque fois qu’un corps désirant ou une subjectivité opprimée décideront de ne plus jamais obéir à une loi qui les exclut.
María A. SEMILLA DURAÁN
[1] Le fleuve qui traverse la ville de Santiago et au bord duquel se situe le Zanjón de la Aguada, población très pauvre où Lemebel est né.
(2) Pedro Lemebel en français : Je tremble, Ô Matador (Tengo miedo torero), traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco, aux éditions Denoël, dans la collection D’Ailleurs, 192 p., 18 euros (2004).