Encore peu connu en France, le Mexicain Daniel Sada (1953-2011), qui a obtenu dans son pays les prix littéraires les plus prestigieux, était un des romanciers préférés de Roberto Bolaño, ce qui en soi est une référence absolue. La publication de Presque jamais va permettre de découvrir un très grand auteur en se laissant éblouir par une façon de raconter absolument incomparable.
C’est l’histoire de Demetrio, genre grand échalas, la trentaine élégante et décontractée (apparemment), mais peu opulente. Il a l’air du « jeune provincial qui a réussi », mais qu’a-t-il réussi ? Pas grand-chose en vérité, simplement, dans les rues d’Oaxaca, en 1946, il peut presque passer pour un grand seigneur. Sa réalité est bien plus modeste. Ses points de repaire, ses points cardinaux, pourrait-on dire, sont les femmes : sa lointaine mère, doña Telma (elle vit tout au nord du pays), sa logeuse, Mireya, une belle prostituée dont il croit tomber amoureux, Renata, timide bourgeoise de Sacramento, pas très loin de Monterrey, tout au Nord du Mexique. Des femmes entre lesquelles il navigue, des tyrannies sous lesquelles il ploie. Dès la première rencontre, au cours d’un bal très local (« Orchestre empoussiéré, les beautés de même »), il se fiance avec Renata.
Ce chemin, qui semble tout tracé dans un tel contexte, va prendre des tours hasardeux, dont Daniel Sada se réjouit. On se croit chez Balzac et on déboule chez Buñuel. Tous les personnages, tous, balancent entre pureté et souillure, corsetés qu’ils sont, et le jeune gandin ne fait pas exception, par les injonctions tacites d’une société toujours sourcilleuse, qu’on vive en ville ou en plein désert du Nord. On est face à des gens moyens, vraiment très moyens, mais qui doivent en toute circonstance, feindre sinon l’opulence, au moins une aisance de bon ton. Et on ne se doute pas du niveau de pruderie de cette société : un baiser un peu trop humide sur la main (« du léchage ? ») déclenche un drame de la part de la fiancée qui croit sincèrement avoir échappé de peu à un viol !
Mais l’histoire, en soi intéressante, n’est pas le principal plaisir que nous donne l’auteur. Il décrit, il écrit, dans une forme d’une liberté étonnante. Daniel Sada est capable de tout, de marier le sordide et le sublime dans une même phrase, son humour d’une grande cruauté éclaire crûment ces fantoches qui restent pourtant humains. Il domine tout, il semble s’amuser de sa propre virtuosité, il survole son récit à une altitude que peu d’écrivains ont atteint. Certains passages peuvent faire penser à Belle du Seigneur d’Albert Cohen, autre chef d’œuvre littéraire qui a mis un certain temps pour s’imposer. On pourrait parler d’un style « télégraphique littéraire », souvent savoureusement chaotique, une phrase s’achève brutalement, une autre se prolonge, sinueuse, semble se perdre pour se conclure en feu d’artifice.
Un exemple : « Entente parfaite entre les quatre pendant le dîner, qui fut excellent. Inutile de détailler chaque plat consommé pour ne pas embourgeoiser le récit, mais ce qui fut servi était vraiment délicieux. Saucisses ? Saindoux dans tous ses états ? Viandes variées ? Vins si fins qu’ils s’accrochèrent au cristal une fois servis dans les verres ? On tape un peu au hasard. On tombe juste quand on dit qu’ils se goinfrèrent. »
Et il est impossible de terminer cette chronique sans rendre hommage au traducteur, qui réussit à rendre dans notre langue ce bouillonnement constant et renouvelé, qui invente en permanence, comme le fait Sada en espagnol (ah, cette « musique flûtière et violonesque » !) Il y a du génie dans tout cela !
Christian ROINAT
Presque jamais, Daniel Sada : traduit de l’espagnol (Mexique) par Claude Fell, éd. de l’Olivier, 362 p., 24 €.
Daniel Sada en espagnol : Casi nunca / A la vista / El lenguaje del juego, éd. Anagrama, Ritmo Delta, éd. Destino / Porque parece mentira la verdad nunca se sabe, éd.Tusquets.
Daniel Sada en français : L’une et l’autre, éd. Les Allusifs / L’Odyssée barbare, éd. Passage du Nord-Ouest.