Laura Carlotto, fille de Estela Carlotto, présidente des Grand-mères de la Place de Mai, est exécutée par la dictature argentine en 1977 peu après avoir donné naissance à un garçon. 36 ans plus tard, « Guido » est retrouvé grâce à son ADN. Explications.
On estime à plus de 30 000 les personnes assassinées ou « faites disparaître » par la dictature argentine (1976-1983). Parmi elles, plus de 500 femmes enceintes au moment de leur détention ont été gardées en vie jusqu’à la naissance de leur bébé. Elles étaient ensuite assassinées et le bébé donné ou vendu en adoption, souvent à des militaires ou des policiers.
En novembre 1977, Laura Carlotto (23 ans) enceinte de deux mois et son compagnon Walmir Montoya, membres des Montoneros, une organisation de résistance à la dictature, sont arrêtés et détenus au centre de torture de La Cacha dans la ville de La Plata. Une co-détenue libérée informe les parents de Laura qu’elle a donné naissance à un garçon appelé Guido en l’honneur de son père, et que les militaires lui ont enlevé le bébé cinq heures après sa naissance en lui disant qu’ils allaient le remettre à ses parents. Les parents de Laura pensent qu’elle sera bientôt libérée mais c’est le silence. Et aucune nouvelle du bébé…
Le 25 août 1978, les Carlotto sont convoqués au commissariat de police pour identifier un cadavre : c’est Laura. Selon la police, elle et son compagnon Walmir Montoya auraient été tués lors d’un affrontement armé avec des militaires et abattus en plein combat. Ils l’enterrent deux jours plus tard au cimetière de La Plata. En 1999, ils font exhumer le corps pour qu’il soit autopsié. Laura a en fait été mitraillée à bout portant et achevée d’une balle dans la tête. L’autopsie permet également de déterminer qu’elle a bien été enceinte.
Son compagnon et père de Guido a lui été exécuté le 27 décembre 1977. Son corps fut enterré comme NN (identification inconnue) dans le cimetière de Berazategui. En 2006, la fosse est ouverte sur ordre de la justice fédérale. L’autopsie montre 16 impacts de balle à courte distance. Comme Laura, il a été fusillé ; l’affrontement avec des militaires était un mensonge de l’armée. Sa famille le fait incinérer à Santa Cruz en Patagonie d’où il était originaire. Auparavant, la justice lui prend un échantillon d’ADN.
« Qui d’entre vous cherche sa fille enceinte lors de sa disparition ? »
En 1977, en pleine dictature, l’association Madres de la Plaza de Mayo (Mères de la Place de Mai) commence à exiger du gouvernement militaire qu’il dise ce qui est advenu à leurs enfants disparus, en marchant autour de la Place de Mai à Buenos Aires. Lors d’une de ces rondes, une femme s’en écarte et crie « Qui cherche à retrouver ses petits-enfants ou dont la fille ou la belle-fille disparue était enceinte ? » Une dizaine de femmes la rejoignent. C’est le début de L’Association Abuelas de Plaza de Mayo (Grands-mères de la Place de Mai), créée le 22 octobre 1977. On ne saura que bien plus tard qu’au moins 500 enfants ont été donnés ou vendus à des proches de la dictature. Après la disparition de sa fille Laura, Estela Carlotto rejoint l’association Abuelas dont elle devient vite la présidente. Elle va consacrer sa vie à essayer de répondre à la question » Où sont les 500 bébés volés, où est le bébé Guido ? »
Des institutions pour retrouver les bébés volés
Dès 1983, lors du retour de la démocratie, l’exigence populaire de savoir où sont passés les disparus est à la source de la création de plusieurs institutions : en 1983, la CONADEP, Commission nationale sur la disparition de personnes doit déterminer ce qui est arrivé aux disparus. En 1984, les Abuelas invitent Clyde Snow, un anthropologue légiste états-unien, pour les aider à identifier les restes humains découverts dans des fosses communes ; il crée l’Équipe argentine d’anthropologie légiste (l’EAAF, qui identifiera des dizaines de corps). La Commission nationale pour le droit à l’identité (Conadi) est créée en 1992 pour « rechercher, identifier et localiser les enfants disparus ». En 1987, une Banque de données génétiques est mise sur pied mais c’est surtout après 2009 que des milliers de familles dont un membre a disparu durant la dictature remettent leurs empreintes génétiques à cette banque spéciale. Ainsi, chaque fois qu’une personne a des doutes sur son origine et qu’elle s’adresse aux Abuelas, la banque compare leur ADN à ses dossiers.
Au début des années 2000, Abuelas produit une affiche qui demande aux gens : » Vos sabés quién sos ? Sais-tu qui tu es ? Si tu as des doutes sur ta naissance, viens nous voir… » De nombreuses personnes contactent l’association et découvrent à 25-30 ans qu’ils sont enfants de parents disparus. Au 31 juillet 2014, 113 des 500 nietos (petits-enfants) avaient ainsi été identifiés comme « apropiados », « appropriés » par les militaires qui avaient assassiné leurs parents.
Comment Guido est-il devenu Ignacio ?
En 1977, en pleine dictature, Clemente Hurban et Juana Rodriguez sont d’humbles travailleurs agricoles au service de Francisco Aguilar, un grand propriétaire terrien dans la campagne proche de la ville de Olavarria, province de Buenos Aires. Juana ne pouvant avoir de bébé, le patron lui en « trouve » un à condition de ne pas poser de question. Ils l’appellent Ignacio. On sait aujourd’hui que les dignitaires de l’époque étaient souvent proches des militaires, surtout dans le campo. Est-ce le cas d’Aguilar ? L’enquête devra le déterminer. Elevé dans le campo, Ignacio est passionné de musique. Il devient un musicien assez connu et professeur de musique. En 2014, à 36 ans, sa vie est bouleversée. En mars 2014, Francisco Aguilar, el patrón de ses parents, meurt. Le 2 juin, à l’occasion de son anniversaire, Clemente et Juana Hurban révèlent à Ignacio qu’il est leur fils adoptif.
A la même époque, Céleste, son épouse est accostée par une voisine qui lui dit « Ignacio sait-il qu’il n’est pas l’enfant des gens qui l’ont élevé ? » Ignacio révèlera plus tard qu’il s’en doutait depuis un moment car il ne se trouvait aucune ressemblance physique avec ses « parents » et qu’il sentait « que quelque chose résonnait dans sa tête… » Il n’hésite plus, va voir les Abuelas et donne son ADN à la banque de données génétiques. Il est bien le fils de Laura Carlotto et de Walmir Montoya, le petit-fils de la propre présidente des Abuelas, Estella Carlotto.
« Cela vaut la peine de lutter ! »
Le 8 août 2014, Ignacio (il préfère garder ce nom pour le moment) rencontre les Carlotto, soit sa vraie grand-mère Estela, sa tante, ses oncles et ses treize cousins ! La famille est reçue par la présidente argentine Cristina Fernández. Sous le coup de l’émotion (les deux présidentes sont très proches), Cristina Fernández lance « Cela vaut la peine de lutter ! » Au cours de la conférence de presse donnée la veille, Ignacio se montre tranquille : « J’ai eu une enfance heureuse et une vie heureuse, et maintenant cette famille… Il faut me donner le temps d’assimiler cette nouvelle situation… Ce n’est pas facile… » En quittant la salle, il salue sa grand-mère : « A bientôt Mémé ! »
Ignacio/Guido devra peu à peu connaître sa vraie famille, tant les Carlotto (nombreux) que les Montoya (un oncle et deux cousins). On ne sait rien pour le moment sur comment il va gérer ses relations avec ses parents adoptifs. Il leur a demandé de se cacher pour ne pas subir les assauts d’une presse avide de scoops…
L’enquête
Il est clair que les parents adoptifs d’Ignacio n’ont rien à voir avec la dictature. En 1998, la juge Maria Servini de Cubria a ouvert un dossier sur le centre de torture de La Cacha mais le peu d’informations ne permettaient pas à l’enquête d’avancer. Les nouvelles données sur Laura et Walmir permettront de répondre à plusieurs questions : qui a donné le bébé à Aguilar qui habite à 350 km de l’hôpital militaire où Guido est né ? Qui a tué Laura et Walmir ? Que se passait-il à La Cacha ? Qui en étaient les responsables ?
La juge Servini a demandé au registre civil le certificat de naissance d’Ignacio. Elle convoquera ensuite le médecin qui l’a signée. Ce sera peut-être le premier lien avec les militaires. Les parents adoptifs devront également expliquer les circonstances de l’adoption illégale. Et Ignacio, le nieto 114, devra lui aussi témoigner devant la juge.
Jac FORTON