Comment rendre compte d’un roman aussi fertile en personnages, en incidents inattendus, en lieux divers, en multiples débats où les connaisseurs de la vie et de la littérature argentine s’enchanteront de relever maints traits évocateurs ? Le nom de son protagoniste, Adán Buenosayres, paraît en faire un exemple de l’homme argentin, problème agité dans les années où le fait vivre son narrateur, autour de 1920.
Descendant, comme son auteur Leopoldo Marechal (1900-1970), de courants différents d’immigration, il n’est pas un criollo ; il est partagé entre une activité urbaine (c’est un modeste instituteur), avec une culture classique enrichie d’un séjour en Europe, et les souvenirs inoubliables de ses chevauchées dans la Pampa auprès d’un aïeul éleveur et basque. L’humour, parfois bouffon, de l’auteur sans doute fait-il sourire le lecteur des clichés par lesquels le narrateur met en scène les immigrants suivant leurs origines. Adán n’adhère pas au détournement de l’image du nouveau criollo vers la figure d’un gaucho abâtardi en un médiocre voyou des faubourgs qui fascine son ami Pereda (écho plaisamment traité d’une divergence de jeunesse entre Marechal et Borges ?).
Les déambulations d’Adán dans les rues de Buenos Aires y font parler et agir, comme en une comédie, toute sorte de caractères et de types sociaux qui s’y affairent ; elles font vivre différents quartiers, de l’un, plus populaire, qu’empeste une tannerie posée là par le libéralisme bourgeois, à un autre, plus résidentiel, où le poète se sauve d’un amour déçu en l’idéalisant, et jusqu’à des abords sombres et mal famés de la ville où entre en jeu une fantasmagorie qui ouvre un débat avec des personnages littéraires comme Santos Vega. Les ressources du récit sont variées : description des lieux (de la boutique au salon), manipulation des personnages, conversations qui deviennent dialogues. L’humour et l’imagination de Marechal animent tout le roman.
Le livre VII, écrit supposé d’Adán, est une plongée dans un Enfer où, tel Dante suivant son guide, il retrouve métamorphosés, figés dans un agir répétitif, maints personnages d’une Cacodelphie qui serait l’image intelligible de la Buenos Aires visible. Il ne s’y fait point émerger dans une Callidelphie idéale, mais son narrateur en a fait un personnage attachant, partagé jusque presque à l’inaction entre ses souvenirs heureux d’enfance, ses réflexions et ses ambitions de poète, ses incertitudes amoureuses, les appels de ses amis à la dissipation et ceux, mystiques, de l’Homme dont il a eu l’intuition, ce berger, le Christ à la Main Brisée dont la statue domine son quartier.
Publié en 1948, ce roman n’a été reconnu qu’en 1966 par le monde intellectuel argentin, mais, dès 1949, Cortázar voyait dans sa facture une voie nouvelle pour la littérature argentine (son article est ici donné en préface). Sans doute la variété linguistique est-elle plus observable dans le texte original. Cette version française se lit fort bien, et c’est là le mérite du traducteur, qui a dû affronter aussi l’invention expressive de l’auteur, qu’il laisse percevoir.
Michel DUBUIS
Leopoldo Marechal, Adán Buenosayres, roman. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Patrice Toulat. Préface de Julio Cortázar traduite par Jean-Claude Masson. Paris, Bernard Grasset / Éditions UNESCO, 2014, 2 + X + 612 p.