De double nationalité suisse et guatémaltèque, Erwin Sperisen est accusé par un collectif d’ONG d’avoir ordonné des tortures et des exécutions extra-judiciaires de paysans et de prisonniers de droit commun lorsqu’il était le chef de la police nationale guatémaltèque. Retour sur l’affaire.
En 2004, suite à un différend entre des paysans sans terre et un grand propriétaire terrien, Héctor Reyes, un responsable paysan, est enlevé et disparaît. Pour réclamer son retour vivant, des centaines de petits paysans occupent la Finca Nueva Linda dont le propriétaire est accusé de la disparition. Celui-ci en appelle à la police qui évacue brutalement les manifestants : il y a neuf morts par balles, plusieurs personnes sont torturées ou disparaissent.
En janvier 2008, la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS), l’ACAT-Suisse (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture) et le syndicat Uniterre déposent une plainte pour ce massacre devant la justice genevoise contre Erwin Sperisen, directeur de la police, qui vient de quitter le Guatemala pour résider à Genève. La justice ne réagit pas. En 2009, les ONG TRIAL (Track Impunity Always) et l’OMCT (Organisation mondiale contre la torture) se joignent aux autres associations plaignantes pour aider les familles des victimes de deux épisodes de répression, les dossiers Infiernito et Pavón.
L’affaire Infiernito
En 2005, 19 détenus s’échappent de ce centre de détention connu comme Le Petit Enfer. La police, sous le commandement de Sperisen met sur pied un Plan Gavilán (Épervier) pour les retrouver. Sur les neuf prisonniers rattrapés, sept sont exécutés et la scène du crime maquillée comme un affrontement.
L’affaire Pavón
Depuis longtemps, la prison de Pavón était complètement sous le contrôle des mafias du crime organisé et gérée par les détenus. Des chefs narcos y avaient installé des ateliers de transformation de la drogue qu’ils revendaient à l’extérieur en collusion avec certaines autorités pénitentiaires corrompues. En septembre 2006, le ministre de l’Intérieur, Carlos Vielman, ordonne la reprise du contrôle de la prison où les gardiens n’entraient même plus. Erwin Sperisen, alors chef de la police, et Javier Figueroa, son adjoint, organisent une attaque en règle du centre de détention avec 3 000 policiers armés et des mini-tanks. Il n’y a pas de résistance, pas un coup de feu n’est tiré. Selon des témoins, plusieurs prisonniers influents dont les noms sont inscrits sur une liste sont alors froidement exécutés et leur mort camouflée en affrontement avec les forces de l’ordre. D’autres prisonniers sont torturés ou sexuellement agressés.
L’affaire des députés salvadoriens assassinés
En mars 2007, quatre policiers assassinent des parlementaires salvadoriens se rendant au Parlacen (Parlement centraméricain) situé à Ciudad Guatemala. C’est une erreur, les policiers cherchant à assassiner des membres du crime organisé. Les policiers sont emprisonnés mais assassinés à leur tour dans la prison par un commando cagoulé qui disparaît sans laisser de trace. Un scandale éclate car pour l’opinion, ce type d’opération ne peut se faire qu’avec l’assentiment du ministère de la justice et des autorités pénitentiaires. Sperisen démissionne et s’enfuit en Suisse grâce à sa double nationalité suisse et guatémaltèque (son grand-père paternel avait émigré au Guatemala). Figueroa s’enfuit en Autriche grâce à sa double nationalité autrichienne et Carlos Vielman en Espagne.
Sperisen arrêté à Genève
Lorsque la justice genevoise prétend que Sperisen ne réside pas à Genève, l’association TRIAL engage un détective privé qui lui fournit les photos de Sperisen entrant et sortant de la résidence de son père, représentant du Guatemala devant l’OMC (Organisation mondiale du commerce) dans le quartier Malagnou. Mais rien ne se passe jusqu’au 6 août 2010 lorsque la justice guatémaltèque émet un mandat d’arrêt international à l’encontre de Sperisen et de 18 autres personnes soupçonnées d’avoir participé à des escadrons de la mort. Le 31 août 2012, la justice genevoise lance enfin un mandat d’arrêt contre Sperisen et l’interroge à 14 reprises. Plusieurs survivants ou anciens prisonniers font le voyage du Guatemala pour témoigner contre le policier. Convaincu, en janvier 2014, le Procureur renvoie le prévenu devant le Tribunal criminel de Genève pour exécutions extra-judiciaires, tortures, disparitions forcées et violences sexuelles. Le procès s’est ouvert le 15 mai dernier, en présence du procureur général Yves Bertossa et de sept juges sous la présidence du magistrat Isabelle Cuendet.
Jeudi 15 mai : premier jour du procès
L’accusé ne parlant qu’espagnol, la procédure est lente. De plus, Sperisen, un peu confus, ne répond pas vraiment aux questions et énerve la présidente qui lance “On tourne en rond ici !”. Son avocat demande des auditions à décharge : celle de l’ancien président Oscar Berger (qui avait nommé Sperisen au poste) ; du chef du service pénitentiaire Alejandro Giammattei, et du journaliste Arnaud Bédat qui avait interviewé la mère d’un détenu exécuté, seule plaignante guatémaltèque. Sperisen déclare avoir quitté le Guatemala, non pas pour échapper à la justice mais après avoir reçu des menaces de mort de la part de narcotrafiquants.
Vendredi 16 mai : qui ment ?
Le journaliste Arnaud Bédat du journal l’Illustré, déclare avoir rencontré María Vásquez, mère de Carlos Barrientos, un des dix détenus assassinés à Pavón. Elle lui aurait dit ne jamais avoir porté plainte contre Sperisen et avoir été obligée de signer des papiers qu’elle ne comprenait pas par la CIGIG (Commission internationale contre l’impunité au Guatemala), une agence des Nations unies mise sur pied pour lutter contre l’impunité dans le pays. Selon Bédat, elle ignorait tout du procès à Genève et ne se savait pas représentée par les avocats López et Raymond. Elle aurait ajouté que “en tant que Témoin de Jéhovah, elle ne pouvait faire de mal à personne” et ne peut donc pas témoigner. “Seul Dieu peut rendre la justice…” Selon l’avocat du policier, Me Giorgio Campa, “si Bédat ment, c’est grave, mais s’il dit la vérité, c’est encore plus grave”. Il demande à ce que la plaignante soit écartée du procès. L’avocate de Mme Vásquez, Alexandra López, rétorque qu’elle a bien rencontré sa cliente qui lui a signé une procuration de représentation en bonne et due forme. Le procureur Bertossa est indigné : la mère du détenu assassiné avait demandé au journaliste que son adresse ne soit pas diffusée. L’illustré a révélé son adresse, la rendant vulnérable aux pressions et aux menaces…
Il faut rappeler que juges, avocats, procureurs et témoins sont régulièrement assassinés lors de procès impliquant le crime organisé, des politiciens ou des hauts dignitaires corrompus, sous l’œil indifférent des gouvernements successifs, ce qui mène les organisations de défense des droits humains à accuser les plus hauts niveaux de l’État de corruption et de complicité. De fait, le budget du système de protection des témoins s’est réduit comme peau de chagrin ! Le magistrat espagnol Carlos Castresana, l’ancien directeur de la CICIG dénonce : “Il nous a fallu deux ans de pour mettre ce système sur pied, et aujourd’hui le gouvernement envoie les témoins dans les mêmes hôtels pourris d’avant dans des zones où les mafias les chassent comme des lapins…” Me López, avocate de la plaignante, rappelle qu’elle “s’est bien rendue au Guatemala et s’est entretenue avec sa cliente qui sait très bien qui la représente…” Une vidéo la montre en pleine conversation avec sa cliente. Elle rappelle aussi que la CICIG est constituée d’experts internationaux, “des personnes qui ne complotent pas”.
Erwin Sperisen, lui, déclare n’avoir connu le cas des prisonniers abattus en 2005 qu’en consultant le dossier de l’accusation ! “On m’a dit qu’ils ont été tués lorsqu’ils se sont opposés à leur arrestation…”. Or, une vidéo montre un de ces détenus menotté dans un véhicule de police la veille de sa mort ! Le procureur Yves Bertossa demande à la Cour de ne pas accepter les requêtes de la défense. Les juges statuent dans son sens : ni le journaliste Bédat ni l’ancien président Berger ne seront entendus, le premier “parce que rien n’indique que la plaignante a renoncé à sa plainte”, le second “parce que, n’ayant pas été témoin direct des faits, il ne pourra apporter aucun élément nouveau”. Le procès se poursuit.
Jac FORTON
Pour suivre le procès : www.tdg.ch