Qu’on se le dise : le surréalisme est de retour ! Mais un surréalisme… rationnel. Notre grand poète national est au centre du récit, comme l’annonce le titre, mais est-ce le Baudelaire des manuels scolaires, celui des biographes, le fils d’une mère à la forte personnalité ou le dandy, l’amateur d’opium ou le syphilitique ? L’Uruguayen Felipe Polleri dont L’ange gardien de Montevideo nous avait séduits l’an dernier, se garde bien de faire du Lagarde et Michard, et c’est tant mieux pour le lecteur.
Il y a bien une histoire dans Baudelaire, elle divague, s’égare, entre poésie de l’impossible et burlesque tragique. Tout tourne autour de deux Baudelaire : celui qui a vécu à Paris (et à Bruxelles), qui aurait arpenté la rue de la Syphilis et la rue Anatole-France, et celui qui vit dans les pages du roman intitulé Baudelaire, écrit par le tragique héros de notre roman. Que lit-on ? Le Baudelaire recréé par ce malheureux “Je”, ou le Baudelaire de Felipe Polleri ? C’est la vertu principale du texte, un texte fuyant : on croit pouvoir s’accrocher à une situation, à un personnage, et on se retrouve avec une situation complètement différente, un personnage qui surprend, et ce vertige ainsi créé est un vrai plaisir, un plaisir antirationnel bien sûr. Tout est fuyant et fugace, les très courts chapitres donnent cette sensation de voler d’un lieu à l’autre, d’un temps à l’autre, d’un homme (Baudelaire) à l’autre (Baudelaire aussi).
Les esprits (trop) rationnels peuvent toujours aller consulter une biographie plus ou moins inspirée du grand poète, ici Baudelaire est décrit, sondé décrypté, c’est lui et lui seul qui apparaît au fil des pages, et il est sûrement plus “vrai”, si ce mot veut dire quelque chose que les statues figées des biographies acceptées par les Autorités Intellectuelles officielles. N’est-on pas en plein surréalisme, le “vrai”, lui aussi, sorti de tout académisme, à commencer par celui de Breton ? D’ailleurs Felipe Polleri n’a pas tort de qualifier les dites biographies de “trous de serrure” !
On rencontre dans le roman, au hasard des pages, chevaux, mouches, crocodiles, petits enfants des deux sexes et valises, beaucoup de valises, tour à tour ventre maternel ou coffre à souvenirs, presque toujours fardeau trop lourd qu’il faut pourtant bien traîner avec soi, derrière soi. Voilà un livre sans cesse surprenant, à déguster à petites gorgées, quitte à se resservir plusieurs fois.
Christian ROINAT
Baudelaire de Felipe Polleri, traduit de l’espagnol (Uruguay) par Christophe Lucquin, éditions Christophe Lucquin, 126 p., 14 €. Chez le même éditeur Felipe Polleri a publié en 2013 L’ange gardien de Montevideo et raduit de l’espagnol (Uruguay) par Christophe Lucquin, 114 p. dont 18 planches illustrées, 14 euros.
Felipe Polleri en espagnol : Los sillones marchitos / Gran ensayo sobre Baudelaire (una novela histórica), Casa editorial HUM, Montevideo.