Il existe des livres qui sont de vrais miracles, Cronopios en est un : tout y est parfait, tout simplement. Pas une faute de goût, un équilibre admirable entre les informations (qui pourraient être secondaires dans un tel ouvrage) et les images. Un régal pour tout lecteur qui a envie d’aller un peu au-delà de la lecture.
Le livre commence, après quelques mots du photographe, par une préface qui veut être une présentation en moins de dix pages de la littérature argentine, l’une des plus riches du monde depuis plusieurs décennies. Une gageure ? C’en est une, mais José Manuel Fajardo (l’auteur, espagnol, de plusieurs romans remarqués) parvient à donner une vision juste et complète de cette création débordante et à facettes multiples. Comment fait-il ? Il faut le lire pour le croire !
Depuis trente-cinq ans, Daniel Mordzinski, Argentin qui s’est réfugié à Paris à l’âge de dix-huit ans, photographie (entre autres) les écrivains. Il a commencé avec Jorge Luis Borges, une photo déjà saisissante, portrait, peut-être, mais un de ces portraits qui, comme ceux de Goya, disent tout du modèle : Borges est montré dans une espèce d’obscurité mystérieuse et même si on ne le savait pas, on devinerait que l’homme est aveugle, on le découvre hors du monde et pourtant en lui (à qui est la main sortie du néant, derrière lui, qui indique ce qu’il pourrait voir et qui n’est que du noir, quel est l’objet au second plan, objet optique sûrement, lunette ou projecteur, qui n’est utile à personne ici ?). La photo est belle et parlante.
Et il en est de même pour tous les auteurs-modèles, l’artiste a parfaitement su exprimer, toujours sans le moindre effet artificiel, ce qu’est vraiment celui qu’il présente : la noble sobriété, qui pourrait passer pour de l’austérité mais qui ne l’est pas, d’Alan Pauls, par exemple, le débraillé qui se veut provocateur de Carlos Salem, la hauteur élégante de Laura Alcoba, le mystère qui ne se prend pas au sérieux d’Andrés Neuman. Il faudrait tous les citer, mais mieux vaut prendre le temps de regarder ces hommes et ces femmes que nous connaissons par leur œuvre et qui apparaissent ici comme des hommes ou des femmes, tout bonnement.
Un court texte de la journaliste argentine Leila Guerriero accompagne intelligemment et sobrement une cinquantaine de ces portraits recueillis pendant ces trente-cinq ans où Daniel Mordzinski a fréquenté ses créateurs qui pour la plupart sont devenus ses amis. Et enfin (ne nous refusons rien !) une bibliographie de cinquante-six écrivains photographiés vient compléter l’ensemble. Il est évident que cet ouvrage, sorti à l’occasion du Salon du Livre restera comme une référence, en marge, en complément de la pure littérature.
Christian ROINAT