Être regardée ou regarder. Être l’auteure d’un récit et en être le sujet central, le sujet unique. S’adresser à un certain Docteur Sazlavski qui n’existe pas tout en s’adressant au lecteur que nous sommes. Raconter la vérité en sachant que celle qui raconte ignore presque tout de son sujet, c’est-à-dire d’elle-même. Cela peut sembler un peu obscur, et pourtant ce « roman », qui, c’est évident, n’en est pas un, se lit d’une traite, tant le personnage central est attachant.
La narratrice naît avec une marque de naissance à l’œil, impossible à dissimuler sinon en apposant un cache bien plus spectaculaire. La fillette devient, « naturellement », un objet d’observation et de curiosité, mais semble ne pas le vivre de façon trop pesante. En réalité, plutôt que de se sentir regardée, c’est elle qui regarde : tout est objet d’observation, ce monde qu’elle découvre, la ville de Mexico, les camarades de classe, sa famille surtout.
Ses parents pratiquent le libéralisme moral et sexuel très en vogue dans les années 70, ils l’imposent à leurs enfants, la fillette et son jeune frère. Aux yeux de la narratrice, cette attitude des parents, avec ses limites (on peut être baba cool et « passablement intransigeant » !) conduit directement le couple à la rupture, conséquence logique et inévitable, pour la fillette qu’elle est alors, d’idées plutôt mal digérées. La reprise en main par une grand-mère qui semble ne pas avoir quitté les années 40 ou 50 vient apparemment remettre de l’ordre dans tout ça. Mais cette nouvelle situation est-elle un malheur pour la fillette? Est-ce une sorte de bonheur faute de mieux ? La narratrice ne tranche pas, semblant nous dire que toute existence humaine est cette espèce de compromis, pas entièrement satisfaisant, mais qui est le lot commun. Malgré la gravité des situations, l’humour est partout dans ce récit… « l’humour, politesse du désespoir » ? Probablement. Toujours est-il que cette morosité du fond fait pourtant sourire et même rire franchement.
Guadalupe Nettel présente une galerie de personnages souvent hors des normes, des situations parfois mystérieuses (qu’est devenu le père qui disparaît sans explication immédiate), elle nous conduit de Mexico à Aix en Provence, nous fait partager ses doutes, qui sont l’essence de sa personnalité, c’est du moins ce qu’elle prétend. Une question cruciale demeure d’ailleurs quand on referme le livre : qui peut bien être ce mystérieux docteur Sazlavski, le psychiatre à qui s’adresse tout le monologue qui constitue le roman et dont le nom semble sortir tout droit de chez Nabokov, qui n’aimait guère les psys ! Et la réponse jaillit, d’une évidence totale et absolue : le docteur Sazlavski, c’est nous ! Guadalupe Nettel a fait de nous un éminent spécialiste en psychologie ! Merci, Guadalupe ! On peut donc sans hésitation recommander Le corps où je suis née qui sans aucun doute nous aidera à surmonter nos inévitables moments de découragement.
Christian ROINAT