Le livre de Roger Faligot, Tricontinentale aux éditions La Découverte vient de paraître. Un retour sur une époque où Che Guevara, Ben Barka, Cabral, Castro et Hô Chi Minh préparaient la révolution mondiale (1964-1968)
Dans son ouvrage, Roger Faligot nous livre le passionnant récit d’un événement, voire d’une épopée, qui marqua l’actualité mondiale des années soixante : la fondation de la Tricontinentale. Au-delà de l’intérêt historique des faits relatés, cet ouvrage nous frappe par le talent romanesque de l’auteur allié à l’ampleur et la rigueur d’une enquête basée sur le dépouillement de nombreuses archives, la consultation d’une bibliographie considérable, et des entretiens avec la quasi-totalité des témoins survivants.
C’est en 1966 que naît à La Havane (Cuba) la Tricontinentale, organisation regroupant les forces « anti-impérialistes » d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine dans le cadre d’une conférence dite « Conférence de Solidarité avec les Peuples des Trois Continents ». Au total se retrouvent à l’hôtel Habana Libre (ex Hilton La Havane) 82 délégations provenant de pays décolonisés cherchant une stratégie nationale de développement souvent tentée par le socialisme (Algérie, Ghana, Guinée, Égypte…), de mouvements de libération afro-asiatiques (et en tout premier ceux de la péninsule indochinoise dirigés par le Nord Vietnam), des représentants des guérillas d’Amérique Latine stimulées par la victoire de Fidel Castro. À cette liste s’ajoutent les délégations des frères ennemis chinois et soviétiques, chacun visant à faire prévaloir son leadership sur un mouvement qui pour partie vise au non-alignement sur les grandes puissances, fussent-elles socialistes ; et enfin les grands noms du « Mouvement des Non Alignés » issu de la conférence de Bandung (1955). Un point commun à tous les participants : leur hostilité déclarée à l’hégémonie des États Unis du fait de la guerre qu’ils mènent au Vietnam et de la mobilisation de la CIA pour décapiter l’ensemble des mouvements révolutionnaires. Comme le déclare l’ancien chef de la guérilla révolutionnaire vénézuélienne Douglas Bravo en 2012, « La Tricontinentale, c’était la part rebelle de la politique du monde » (propos cités en préambule du livre).
Au côté des grands leaders révolutionnaires de l’époque cheminent également des responsables politiques cherchant d’autres voies à la transformation sociale que la lutte armée comme Salvador Allende, et enfin des intellectuels ou des artistes, témoins engagés exerçant leurs talents pour manifester leur solidarité avec la Tricontinentale (Régis Debray, Wifredo Lam ou Joséphine Baker). La conférence est cependant marquée par l’absence de personnalités majeures ; d’abord celle de Mehdi Ben Barka qui selon l’expression de l’auteur « a tissé les fils de la toile ». Il était en effet l’instigateur et la cheville ouvrière de l’organisation dont il était aussi le secrétaire après avoir passé sa vie d’exilé à mettre en contact les militants anti-impérialistes du monde entier. Or, en 1965, il est enlevé à Paris et probablement assassiné par les services du Général Oufkir directeur de la Sûreté Marocaine et homme de main d’Hassan II dont Medhi Ben Barka fut un opposant farouche. Autre absence symbolique, celle du « Che », l’ami de Fidel Castro dont la présence était la plus attendue. Mais début 1966, il est encore en Afrique à Dar Es Salaam, à se remettre péniblement de l’échec de la guérilla menée au Congo, méditant toutefois une opération similaire à venir en Bolivie, une preuve que la flamme révolutionnaire n’était pas morte en lui ! La troisième absence est celle d’Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante destitué par le coup d’État du 19 juin 1965 d’Houari Boumediene. Peu de temps avant, en février 1965, il présidait pourtant à Alger le second séminaire économique du Comité de solidarité afro-asiatique auquel participaient les représentants de soixante-trois gouvernements d’Afrique et d’Asie et de dix-neuf mouvements de libération dont Che Guevara, seul représentant officiel de l’Amérique Latine.
La conférence consiste en la mise en place de comités de travail thématiques et de prises de paroles successives. L’objectif de ce dispositif est développé lors de l’intervention du leader révolutionnaire de Guinée Bissau Amilcar Cabral, représentant ici les mouvements indépendantistes en lutte contre le colonialisme portugais : « En vérité, nous sommes venus à cette conférence convaincus que c’est là une occasion unique pour un plus ample échange d’expériences entre les combattants d’une même cause, pour l’étude et la solution des problèmes vitaux de notre lutte commune, tendant non seulement au renforcement de notre unité et de notre solidarité, mais aussi au perfectionnement de la pensée et de l’action de chacun et de tous dans la pratique quotidienne de la lutte ».
La conclusion de l’ouvrage de Roger Faligot pose la question de la portée de la Tricontinentale : succès ou échec par rapport à ses objectifs ? La moitié des témoins et participants interrogés estiment qu’elle a été un échec si l’on considère qu’elle voulait fomenter une révolution mondiale, déstabiliser l’impérialisme américain, et changer la face du monde en faveur d’une société plus équitable pour les plus déshérités. Si elle n’a pas réalisé toutes ses ambitions de départ, c’est bien évidemment dû à la disparition de nombre de dirigeants des luttes armées éliminés par les services secrets occidentaux appuyés par leurs séides locaux. Mais en réalité au moment où Fidel Castro et les animateurs de la Tricontinentale espèrent le plus mettre en échec les Américains, le ressort de la Tricontinental est déjà cassé en Amérique Latine et les revers s’accumulent. Ainsi Régis Debray peut écrire en 1974 dans son livre La Guérilla du Che : « 1966, l’année de la Tricontinentale, l’année où se prépare l’entrée du Che en Bolivie est en Amérique Latine une année de catastrophe militaire pour la révolution : assassinats de leaders péruviens, colombiens, de 26 dirigeants guatémaltèques en un seul coup de filet, décapitation du mouvement vénézuélien… Quand en novembre le Che arrive en Bolivie, la plupart des guérilleros du continent ont déjà disparu ».
Toutefois l’autre moitié des interviewés considère au contraire que les opérations des services secrets contre révolutionnaires n’ont pas empêché le surgissement de lames de fond dans le Tiers-Monde. Si l’on suit Pedro Pires, l’adjoint de Cabral devenu en 2001 Président de la République du Cap Vert indépendant, ceux qui ont tué Cabral, Ben Barka, Che Guevara et tant d’autres ont cru arrêter la marche de l’histoire. Mais si l’on s’en tient en particulier à l’Afrique lusophone, la métropole portugaise n’a pu empêcher l’accès à l’indépendance. De la même manière, l’apartheid s’est effondré en Afrique australe ; on peut d’ailleurs ajouter que l’une des premières visites de Mandela comme chef d’État fut dédiée à Fidel Castro. Et peut être après tout qu’une partie de ces succès, et celui du Viet-Nam en guerre contre les Américains, résultent d’une prise de conscience de l’opinion publique occidentale sensibilisée à ces luttes par la Tricontinentale (voire l’action des comités nationaux et de base : le Fonds Solidarité Indochine, le Mouvement de la Paix…).
En conclusion, ces 600 pages se lisent d’un trait avec un plaisir et une curiosité renouvelés. Il ne s’agit pas seulement d’un ouvrage d’histoire politique contemporaine mais de la narration d’une aventure collective faite d’une multitude de péripéties et rebondissements. Les personnages que l’auteur fait revivre ici à travers l’entrecroisement des témoignages des protagonistes survivants y sont dépeints avec empathie, dans leur singularité et leur originalité, sans sombrer dans l’hagiographie. On trouvera aussi dans ce livre des descriptions savoureuses sur la vie à l’hôtel Habana Libre, en marge de la conférence, dont entre autres celles des soirées festives enflammées par les concerts de Joséphine Baker, « la Vénus d’Ébène ». L’auteur rappelle également des anecdotes cocasses, par exemple lorsque Fidel Castro qui vient d’inaugurer une glacerie à La Havane propose d’envoyer à Ho Chi Minh une caisse de crèmes glacées. Ou encore lorsque ce même Fidel, pour remercier Joséphine Baker de ses prestations, offre à chacun de ses douze enfants adoptifs – tous présents – une tenue de Base-Ball et un uniforme vert olive de petit milicien. Ce livre est enfin un hommage à la contribution de nombreux militants plus obscurs, souvent oubliés, telle l’attachante journaliste française Michèle Firk qui prit fait et cause pour la guérilla guatémaltèque et le paya de sa vie.
Monique FLEURET