Le prestigieux Prix Roger Caillois vient d’être remis, le 17 décembre, à la Mexicaine Cristina Rivera Garza pour son roman Personne ne me verra pleurer. Des auteurs comme Adolfo Bioy Casares, Carlos Fuentes, Alan Pauls, Roberto Bolaño ou Leonardo Padura, entre autres, l’ont précédée, c’est dire la qualité des lauréats.
Les protagonistes sont un homme et une femme qui vivent en marge de la réalité, du moins de la nôtre, l’homme à cause de son addiction à la morphine qui le conduit à la marge, la femme parce que sa folie la fait vivre à la fois dans son monde propre et dans le monde qui pour nous est réel.
On est à Mexico au tout début du XXe siècle et Cristina Rivera Garza, historienne de formation, nous offre à travers l’originalité de ses personnages un tableau très riche et très vivant de la capitale mexicaine à une époque de fondation : le Mexique que nous connaissons est en train de naître, avec les contradictions qui sont toujours présentes. On voit ainsi parfaitement comment ce pays, qui peu après allait être secoué par la révolution, se formait un avenir qui dans les années trente ferait de lui une référence en matière d’hygiène publique par exemple, une référence politique également. Mais la politique n’est pas au centre du récit, loin de là, Joaquín et Matilda sont trop dévorés par leurs fantasmes pour, eux, en être conscients.
Joaquín Buitrago a la passion de la photographie : prostituées dans une maison close, fous et folles enfermés à la Castañeda, l’asile tristement réputé pendant des décennies. Paradoxalement, alors que l’idée commune est que la photo fixe la vie ou la mort, pour lui « la photographie permettait d’arrêter la roue de la douleur du monde », et donc est davantage un soulagement qu’un souvenir de souffrance. Quant à Matilda Burgos, elle erre d’un épisode de son existence à un autre, sans rien contrôler.
Peut-on savoir ce qu’est la folie ? Où se tient la limite entre un être sain et un fou ? Le médecin de la Castañeda se pose constamment la question… à propos de lui-même et de sa réalité. Le style de Cristina Rivera Garza successivement saisit, évoque, surprend, déconcerte, il nous mène aux limites de cette folie si difficile à définir et que partagent les personnages, un état pas très éloigné de ce qui pourtant nous semble sensé. Le récit suit la « logique » de l’esprit de Matilda ou de Joaquín, avec des ellipses, des faits inexpliqués, des évidences qui nous apparaissent tel bien après leur apparition : la romancière nous fait habiter la conscience des deux personnages principaux, ce qui n’est pas toujours confortable, mais qui reste très efficace. Personne ne me verra pleurer est un roman exigeant pour son lecteur. Sa richesse est psychologique, sociale, historique. En un mot enrichissant.
Christian ROINAT