D’abord il y eut Histoire des larmes, puis ce fut Histoire des cheveux. Et maintenant voici Histoire de l’argent. Alan Pauls clôt avec ce roman très dense la trilogie qu’il s’était proposée sur la réalité argentine vue par le filtre de quelques individus qui sont un peu ses doubles.
Malgré leur profondeur, les livres précédents jouissaient d’une certaine légèreté. Cette fois, Alan Pauls attaque de front un sujet central en Argentine et dans toute société moderne (hélas !). On n’écrit que très rarement directement sur l’argent dans les romans. La littérature est pleine de bourgeois, d’escrocs, de pauvres, de gens qui ont des rapports plus ou moins conflictuels avec l’argent, mais sur l’argent lui-même c’est tout à fait exceptionnel. Ici, les personnages principaux sont bien les billets de banque, lires, francs suisses ou dollars, peu importe. Les humains qui interviennent ne sont que des jouets manipulés par ces morceaux de papier. Et souvent, malgré la fascination qu’ils font naître, on va se laver les mains après les avoir utilisés !
Le narrateur, qui n’est pas nommé dans le roman, petit garçon argentin au début, grandit entre une mère qui, ayant été riche, ne comprend à aucun moment la valeur de la monnaie, et un père joueur compulsif qui, en fonction de sa chance, passe de l’état de millionnaire à celui d’homme ruiné pourchassé par ses débiteurs. Les seules relations que le narrateur enfant ait avec lui passent par les cartes à jouer, et donc indirectement par l’argent qu’elles symbolisent, cet argent qui tour à tour coule à flot au point de noyer la famille ou qui manque cruellement pendant de longues semaines.
Les années passent, le narrateur grandit, mûrit, mais reste, involontairement, dépendant de cette abstraction universelle, ne semble jamais maîtriser son destin, d’autant moins qu’il vit dans un pays lui aussi victime des fluctuations de sa monnaie (tout se passe entre les années 70 et la grande crise du début de ce siècle) et qui, comme le père, passe brutalement de l’opulence à la ruine. Le parallèle entre l’histoire de la famille et celle du pays est évident.
Mais ce roman, où il n’est question que de fric, est paradoxalement émouvant d’un bout à l’autre, et ce n’est pas son moindre mérite. Le moment le plus poignant se trouve vers la fin, quand, après la mort de son père, le personnage finit par faire vraiment la connaissance intime et profonde du disparu en épluchant ses carnets de comptes, sur lesquels il notait toutes ses dépenses : ces colonnes de chiffres révèlent l’ « intimité fragile, obscène » de cet homme avec qui il n’avait partagé que des appartements ou des repas.
Les romans d’Alan Pauls ne se lisent pas en un après-midi sur une plage. Ils se dégustent lentement, posément, on doit avancer pas à pas avec le narrateur. On sent l’admiration de Pauls envers Proust dans son style, le goût du détail infime mais révélateur, le temps qu’il prend pour nuancer tel ou tel fait. Au lecteur de tenter d’extraire tout ce qu’il veut nous dire, et il n’est pas certain qu’une seule lecture suffise. Cela ne veut pas dire que ce soit une lecture pesante. Elle est dense et si riche que, justement, on a une forte envie, celle de faire durer le plaisir.
Christian ROINAT
Alan Pauls : Histoire de l’argent traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge Mestre, Christian Bourgois, 253 p., 20 €.
Alan Pauls en espagnol : El pasado / Wasabi / El factor Borges / Historia del llanto / Historia del pelo / Historia del dinero, Anagrama.
Alan Pauls en français : La vie pieds nus / Le facteur Borges / Wasabi / Histoire des larmes / Histoire des cheveux, Christian Bourgois.