Grand précurseur de la littérature paraguayenne du XXe siècle, Rafael Barrett est méconnu en France. Du reste, son œuvre demeure le plus souvent inaccessible au public francophone. Avec Histoires courtes/Cuentos breves, ce sont 33 textes traduits en français, puis reproduits en version originale, que les éditions L’atinoir publient. Des textes de fiction, parfois proches de la parabole, où, à chaque page, outre ses idéaux politiques, transparaît le grand écrivain qu’était Rafael Barrett.
Rafael Barrett est né en 1876 à Torrevalga, en Espagne, au sein d’une famille aisée. En 1903, après un affrontement public avec le duc d’Arión et un vaste scandale, il décide de s’exiler en Argentine, avant de s’installer au Paraguay. C’est dans ce petit pays d’Amérique du Sud, saigné par les tragédies infames de l’histoire, dévoré par la misère et les injustices sociales, que son destin change et qu’il se convertit à une certaine forme d’anarchisme. Désormais journaliste engagé, il crée l’hebdomadaire Germinal et devient chroniqueur pour plusieurs journaux argentins et uruguayens : ses articles lui confèrent non seulement une certaine popularité, mais lui valent aussi de nombreux problèmes avec le gouvernement paraguayen. En 1909, emprisonné à de nombreuses reprises, il se résout à quitter l’Amérique du Sud pour retourner en France. Souffrant de tuberculose, il meurt à Arcachon en 1910.
Rafael Barrett est un personnage unique dont la vie brève mais intense a laissé une œuvre qui mérite d’être redécouverte. Rattaché à la génération de 98 à l’instar de Ramiro de Maeztu (1874-1936), Antonio Machado (1875-1939) ou Miguel de Unamuno (1864-1936), il est, grâce à ses essais philosophico-politiques, une grande figure de l’anarchisme sud-américain du début du XXe siècle. Auteur d’un seul livre publié de son vivant, Moralidades actuales (1909), salué par Jorge Luis Borges (1899-1986) et admiré par Augusto Roa Bastos (1917-2005) pour ses talents littéraires, Rafael Barrett est reconnu aujourd’hui comme l’un des grands jalons des lettres du río de La Plata.
Histoires courtes/Cuentos breves
Qui connaît Rafael Barrett aujourd’hui en France ? Hormis les spécialistes, la réponse pourrait sans doute être « Personne ». Pourtant, Jorge Luis Borges ne tarissait pas d’éloges sur Rafael Barret ; Augusto Roa Bastos, ce géant des lettres paraguayennes, en faisait même l’un des précurseurs de la littérature du Paraguay, ce petit pays « méditerranéen », sis au cœur de l’Amérique du Sud. Avec Histoires courtes/Cuentos breves, les éditions de L’atinoir publient 33 courts textes littéraires de l’intellectuel espagnol, qui a su faire siennes les marges du Rio de la Plata, entre Argentine, Uruguay et Paraguay. Fils d’un riche anglais et d’une aristocrate madrilène, il fit très tôt le choix de d’errer aux confins du continent sud-américain. Confronté à ses réalités violentes et insupportables, il embrassa la cause anarchiste. C’est à Buenos Aires ou à Asunción qu’il écrivit ses essais politiques les plus inspirés ou prononça ses conférences les plus poignantes. Chroniques acérées et émouvantes sur les exploités et les invisibles du Paraguay, des titres tels que Lo que son los yerbatales ou El dolor paraguayo assurent aujourd’hui la postérité de ses idéaux et de ses combats.
Ses Histoires courtes/Cuentos breves ne doivent cependant pas être dissociés de ses autres écrits : non seulement ils les complètent, mais ils les transfigurent. Plus que ses convictions éthiques, ses textes de fictions révèlent la grande sensibilité esthétique du jeune anarchiste. Dans ce livre, Rafael Barrett réussit à équilibrer son engagement politique et son expressivité « poétique » ; l’écriture est toujours militante, mais la prose devient d’envergure. Dans Histoires courtes/Cuentos breves, le lecteur découvre un écrivain pourvu d’un imaginaire capable de plonger dans les tréfonds des ressorts de l’esprit humain. Son écriture s’empreint des malheurs et des douleurs de la condition humaine ; son regard mimétise souvent la relation des petites gens au « réel ». Reconnaître une certaine profondeur de leur esprit n’est-ce pas leur rendre une partie de leur dignité ? Comme dans Absinthe ou dans La visite, Rafael Barrett nous rappelle que, dans tous les cas, « le monde est un spectre harmonieux » et que, par conséquent, la réalité, la seule, ne peut être que spectrale.
Dans Histoires courtes/Cuentos breves, les images sont toujours fondées sur les injustices et la perfidie des systèmes politiques et économiques, qui entravent et privent l’être humain de son humanité. Rafael Barret y dénonce toujours la violence, l’argent, le pouvoir, l’État, mais, cette fois, il s’engage face à l’entièreté du « réel ». Dans Histoires courtes/Cuentos breves, l’écrivain ne s’oppose plus au réel, il l’embrasse, dans un ancrage désormais très sud-américain. Dans ses récits, Rafael Barrett sape, dans une réalité qui délire, les fondements de sa relation « rationnelle » au monde : il s’en indigne et laisse la porte grande ouverte au rêve et à son envers, le cauchemar, à l’hallucination, à la phantasmagorie ou à l’horreur.
Son imaginaire semblerait presque, parfois, une saine corruption des existences odieuses et réveille la conscience du lecteur en le plongeant dans des contextes extrêmes, qu’il embellit ou enlaidit à son gré. Cela lui permet de conduire l’arrière-plan social de ses récits vers le métaphorique ou le symbolique : le ton peut devenir prophétique, de l’ordre de la parabole biblique. C’est ainsi qu’il cherche à féconder l’Histoire de son esprit de rébellion : témoin indigné, Rafael Barrett se révolte contre la réalité.
Dans Histoires courtes/Cuentos breves, c’est donc l’âme de Rafael Barrett, qui résonne, dans cet outre-réel ou cet au-delà de la réalité. Il fait de ses textes une renaissance de l’inquiétude, du mystère, d’une angoisse presque rituelle, comme s’il s’agissait de germes salvateurs face à la résignation des masses soumises. Miroir de l’humanité malheureuse et misérable face à ses démons funestes, sa vision singulière voire délirante du « réel » ébranle les certitudes et les frontières de la réalité et de la fiction, à la lisière du fantastique.
La remise en question de la réalité par la fiction, enjeu toujours moderne de nos imaginaires et littératures, est donc déjà bien présente chez Rafael Barrett. Est-ce cependant suffisant pour le considérer comme un précurseur ou un exemple ? Père fondateur de la littérature paraguayenne et des lettres du río de la Plata, son réalisme cru et original, plein d’ironie et de sarcasme, présage déjà les innovations de textes postérieurs. Sans Rafael Barrett, la nouvelle Los mensú (1919) d’Horacio Quiroga n’aurait peut-être pas eu le même univers combattif et fantastique ; Augusto Roa Bastos n’aurait sans doute pas pu écrire Hijo de hombre (1969).
Histoires courtes/Cuentos breves est une formidable introduction et un condensé mémorable du génie de l’écriture de Rafael Barrett : sa pensée, son héritage, son souffle y circulent encore. Concis, incisifs, surprenants, ces textes sans doute inédits pour le public francophone, pourraient être une excellente première étape vers d’autres destinations de son œuvre. Son imaginaire est en effet encore vivant : sa lecture, essentielle, nous rappelle que la souffrance des petites gens, si talentueusement évoquée, si bien dénoncée, et les contradictions de notre condition parfois délirante, sont encore, malheureusement, d’actualité. Paru le 21 février 2025 en librairie, Histoires courtes/Cuentos breves de Rafael Barrett est disponible aux éditions L’atinoir.
Cédric JUGÉ
Histoires courtes/Cuentos breves de Rafael Barrett, traduit de l’espagnol (Espagne) par Jacques Aubergy, Éditions L’atinoir, 239 p., 2025.