« J’aimerais que la mort me trouve en écrivant comme par accident ». Un des derniers entretiens avec Mario Vargas Llosa, republié par « BBC Mundo »

Sur son bureau, auquel il s’assoit pour travailler tous les jours de 10 h du matin à 14 h de l’après-midi : la dernière édition du Times Literary Suplement, un buste de Balzac, une copie de son dernier article et un livre sur le Congo, pays où se déroule une grande partie de son roman Le rêve du celte. La maison à deux étages où vit l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, quand il est à Madrid, est silencieuse, entourée de verdure. En dessous passe un fleuve qui fait que la température durant les étouffants étés madrilènes soit de plusieurs degrés en dessous de la normale. Les murs évidemment sont couverts de rayons de bibliothèque pleins des livres, de littérature, mais aussi de mécanique quantique, électrodynamique, de Picasso, d’une histoire de l’Égypte ancienne… Le prétexte pour être ici – si toutefois il en faut un pour m’entretenir avec lui – est une conversation sur la vieillesse qui concerne un évènement organisé par la fondation Nobel à Madrid.

C’est un bon sujet de conversation. À 83 ans Mario Vargas Llosa est le dernier prix Nobel de littérature de l’Amérique latine encore vivant. Le dernier toujours debout d’une génération prodigieuse qui – d’une certaine façon – va de Borges, Carpentier et Onetti à lui, en passant par Octavio Paz, Juan Rulfo, Guillermo Cabrera Infante, Gabriel García Márquez ou Julio Cortázar. Une génération qui a changé la littérature non seulement de l’Amérique latine mais du monde.

Je crois que c’est une question de discipline. Je travaille d’une façon assez méthodique, je suis très ordonné dans mon travail, mais pas pour le reste. Je travaille sept jours par semaine, les douze mois de l’année. Et je n’ai pas l’impression que c’est un travail. Écrire est vraiment pour moi un plaisir, même s’il me coûte et que j’ai des moments très difficiles. Je pense que ma vie, qui ne se caractérise pas par les excès,  s’organise en fonction de mon travail. J’ai cessé de fumer il y a longtemps, je n’ai jamais bu,  je ne bois de vin qu’au repas et de temps en temps.  Mon grand plaisir c’est la lecture et mon travail personnel. Peut-être cela a-t-il contribué à ce que ma vie ne se soit pas usée comme c’est le cas pour nombre de personnes. Être attentif à de l’heure de manger ou de dormir n’est pas non plus une obsession. Je fais une heure d’exercice tous les jours avant de me mettre au travail. Peut-être cette discipline, cette organisation qui a toujours été en fonction de mon travail, explique que j’ai vécu jusqu’à ce jour.

Dans mon cas mon travail se nourrit de la vie même. Je n’ai jamais été quelqu’un de passif, je me suis toujours intéressé à ce qui se passe autour de moi. Dès mon plus jeune âge j’ai pensé qu’être écrivain implique aussi une responsabilité sociale et politique. Je crois que participer à la vie de la cité, du pays, de l’époque dans laquelle on vit, est aussi une obligation morale.  Si on pense que les livres et les idées sont importants, que la politique doit être régie non pas par des passions mais fondamentalement par des idées alors y participer est une obligation. J’ai participé en mon temps à la vie politique sans qu’elle prenne le pas sur la littérature qui est pour moi une activité première, mais une participation active fait partie des devoirs non seulement d’un écrivain mais aussi d’un citoyen. Je n’ai jamais été tenté par l’idée de l’écrivain qui se calfeutre  dans sa chambre comme Proust. Pour moi ce serait absolument inconcevable.

Je crois que c’est dommage car cela veut dire qu’à notre époque les idées sont moins importantes que les images. C’est pour cette raison que les figures avec qui les hommes politiques aimeraient être photographiés ne sont pas les écrivains mais les footballers, les artistes, les acteurs. Cela me semble être un appauvrissement. Les images sont plus périssables que les idées, moins importantes à long et à moyen terme. C’est une des raisons pour lesquelles la culture en général est devenue  banale et frivole. Je crois qu’un fait est très important à notre époque : une participation beaucoup plus importante (à travers les réseaux sociaux), avant elle était plus limitée et moins démocratique mais ceux qui y participaient étaient plus animés par des convictions profondes que de nos jours, où souvent elle se fait d’une façon très superficielle.

Eh bien, depuis mes premiers écrits quand j’étais encore très jeune, presque un enfant, mon imagination s’est toujours nourrie de mes souvenirs, c’est à dire de certaines expériences vécues, certains souvenirs – je ne sais pas pourquoi certains mais pas tous – ont une force stimulante qui me fait créer des petites fantaisies qui sont toujours le point de départ de tous mes contes, romans, œuvres de théâtre. Mais je ne crois pas avoir jamais conçu une histoire à partir de rien, simplement inspirée par  mon imagination. Le point de départ est une expérience vécue qui me laisse des images qui deviennent ensuite obsessionnelles et soudain je me rends compte que j’ai commencé à élaborer une petite histoire en partant de certains souvenirs qui, souvent durant le processus de création, disparaissent ou passent au second plan.

Non elles sont les mêmes que j’ai commencé à écrire. Il y a des écrivains qui sont  dans la spontanéité. Je me souviens, par exemple, que dans les années 60, une époque où Julio Cortázar et moi nous nous voyions beaucoup, lui écrivait Rayuela, un roman, comme un symbole de cette époque et j’ai été très impressionné par ce qu’il m’a dit « tu sais, souvent je m’assieds devant ma machine à écrire et je ne sais pas sur quoi je vais écrire ». Je lui demandais : mais tu n’as pas un projet ? Et lui me disait « Non, pas du tout. Si j’en ai un il doit être subconscient ». Et ça personne ne l’imaginerait en lisant Rayuela qui a l’air d’être un roman si construit, d’une construction si complexe …ce n’est en rien le cas. Avant de commencer à écrire un roman je fais plusieurs plans, même si après je ne les respecte pas mais j’en ai vraiment besoin comme points de départ. Faire des fiches sur les personnages… Essentiellement sur l’organisation du temps, savoir quand il commence et quand il finit. C’est pour ça que la discipline est si importante. C’est pour ça aussi que j’essaie de travailler tous les jours. Sinon j’aurais l’impression que l’histoire m’échappe, que je me disperse. J’ai besoin de travailler même quand je suis en voyage – je voyage pas mal – et je m’efforce de garder ce rythme au quotidien.

Moi, la mort ne m’angoisse pas. Mon ami la vie est quelque chose de merveilleux : si nous vivions indéfiniment  ce serait terriblement ennuyeux, mécanique. Si nous étions éternels ce serait épouvantable. Je pense que si la vie est aussi merveilleuse c’est par ce qu’elle a une fin. Ce qui me semble très important c’est d’essayer de profiter de cette vie, de ne pas gâcher ses chances. Je pense qu’il est très important d’avoir une vocation est de pouvoir la suivre même si bien sûr nombreux sont ceux qui ne peuvent pas le faire. 

La vie s’est beaucoup allongée, c’est certain. Cela suppose beaucoup d’avantages mais aussi beaucoup de problèmes: de moins en moins de personnes vont pouvoir aider et alimenter de plus en plus de monde. Cela veut dire qu’il faudra faire preuve d’imagination pour que cela soit possible. Rien de tout cela n’est simple. Les anciennes utopies ont toutes disparu, nous vivons dans un monde qui est beaucoup plus réaliste et pourtant nous n’avons pas été capables de les résoudre sauf dans un nombre restreint de pays dans le monde.

Je ne pense pas à cela en créant des personnages qui soient plus positifs que négatifs. Ce qui est certain est que les personnages qui me séduisent le plus sont ceux qui sont les plus hors norme. Des personnages qui veulent changer  sinon le monde au moins son environnement, car ils ne supportent pas tel qu’il est. Donc certains sont plus utopistes, ont une vision messianique de choses, d’autres qui évoluent dans des univers plus limités, mais je crois que le conformiste soit n’apparaît pas ou apparaît sous un jour très négatif dans mes histoires. Les personnages qui me fascinent le plus sont ceux qui ne sont pas en accord avec le monde tel qu’il est et lui donnent plus  de visibilité.

Je crois que oui. S’il invente des histoires  c’est parce que celle qu’il vit ne lui suffit pas ou ne lui plait pas et écrire est une façon de changer le monde, d’offrir aux autres des mondes alternatifs. Je crois que ce sont ça les fictions.

Bien sûr, des romans très ambitieux qui voulaient défier le monde d’égal à égal…

Voyons, je pense qu’on doit se maintenir en vie, que l’idéal est que la mort soit un accident, qui vienne interrompre comme accidentellement une vie en pleine effervescence. Pour moi ce serait l’idéal. J’écris toujours à la main, à l’encre, sur des cahiers comme à mes débuts. J’aimerais que la mort me trouve en train d’écrire , comme par accident… avoir vécu la vie jusqu’à sa fin et surtout ne pas être un mort vivant ce qui est le spectacle le plus triste que donne à voir un être humain.

Eh bien, je l’espère (rire). Bon, je viens d’achever un roman, je fais encore quelques corrections mais il est pratiquement terminé. J’espère que ce ne sera pas le dernier (rires). Je ne crois pas qu’en Amérique Latine on ait écrit beaucoup de fictions sur la vieillesse. La plus connue sans doute est L’amour au temps du choléra dont je pense que ce n’est pas un hasard si elle est l’œuvre la plus populaire de Gabriel Garcia Márquez dans le monde anglo-saxon, plus encore que  Cent ans de solitude

Vous avez raison j’essaye de me souvenir de romans qui parlent de la vieillesse. Il n’y en a pas beaucoup… Dans les romans quand il y a des vieux, ce sont plutôt des personnages secondaires, de passage. Mais un roman uniquement centré sur la vieillesse … Je me souviens du roman d’un écrivain vénézuélien, Adriano González León qui s’intitulait Le vieux (1994). Il est dédié à la vieillesse, d’une façon très émouvante, il l’a écrit quand il déclinait physiquement mais pas mentalement, car le roman est très bien écrit. C’est un des rares dont je me souviens.

Alors qu’ils avaient 80 ans, deux des esprits les plus lucides du XXe siècle en Amérique Latine, Octavio Paz et Carlos Fuentes – que vous avez très bien connus – ont déclaré qu’ils étaient perplexes face au monde qui les entourait …Ils ne le comprenaient pas. Et c’était avant l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et à la montée des nationalismes et du populisme de l’extrême droite…  Et vous, le monde d’aujourd’hui vous laisse perplexe ?

Bon, disons qu’on peut en être très surpris mais…On possède ce merveilleux instrument qu’est la raison, n’est-ce pas, qui nous permet de comprendre ce qui se cache derrière ce qui est surprenant, exceptionnel, mystérieux. L’histoire de l’humanité est justement d’avoir éclairci peu à peu ces mystères, en accédant à ce qui se cache derrière la réalité de l’expérience humaine. Je ne pense pas que notre époque soit une des pires de l’Histoire loin de là. Je me souviens de la dernière conférence de Karl Popper à l’Université Menéndez y Pelayo, en Espagne, quelques mois avant sa mort. J’y  ai assisté car je l’admire énormément et dans une conférence de presse où les journalistes lui parlaient des horreurs de notre époque il leur a dit «  Oui, il se passe des choses terribles à notre époque mais quand cette pensée vous accable pensez aussi que cela n’a jamais été mieux avant. Jamais, dans la longue histoire de l’Humanité nous n’avons eu autant de chances. Les avancées de la médecine, les connaissances qui nous ont permis d’avancer, de vaincre des maladies, vaincre la faim , défaire ces grands empires dans lesquels les êtres humains étaient des objets… »

Je crois que c’est vrai. De nos jours nous vivons beaucoup mieux et au moins avec des instruments plus forts pour relever les défis qui sont les nôtres.  Et ils sont nombreux en  ce moment…Par exemple ce qui se produit à notre époque qui est pour moi une véritable surprise c’est la résurgence des nationalismes. Surtout en Europe occidentale qui est sans doute la région qui a souffert plus qu’aucune autre des ravages que causent les nationalismes.

Ce sont eux qui ont engendré les guerres mondiales !  et pourtant ils resurgissent, ce qui signifie que, au moins dans ce domaine, l’expérience vécue ne sert à rien,  que nous retombons dans les mêmes erreurs, bien que nous sachions que les nationalismes sont sources d’une violence épouvantable. Et parfois dans les pays les plus civilisés, qui semblaient vaccinés contre la rechute dans les erreurs les plus anciennes. De nos jours c’est une réalité mais l’histoire est pleine de cas de ce genre.  Ce qui veut dire que nous ne devons jamais nous endormir sur nos lauriers, que les problèmes vont continuer à exister et souvent les mêmes problèmes que nous devrions résoudre de façon plus immédiate et énergique.

Exactement. C’est un livre d’une certaine manière autobiographique car j’ai appris grâce à ces penseurs (et d’autres, mais eux sont les plus important à mes yeux) quel est le type de monde qui est le plus protégé contre les injustices, les abus, la violence. Je pense que c’est la démocratie, dans sa forme la plus extrême et radicale, qui représente les idées libérales. De nombreux penseurs y ont contribué mais ceux qui m’ont le plus marqué sont ceux qui sont cités dans ce livre. 

Après avoir été un grand libéral car il a été disciple de Isaiah Berlin, sur lequel il a écrit un livre très intéressant mais je ne pense pas qu’elles soient vraies (les critiques).  Le libéralisme est associé à l’idée de liberté et je pense que la défense des libertés est  une chose absolument essentielle … Bon !  Qu’il y ait des libéraux qui sont devenus sectaires, oui, c’est aussi possible. Certains croient que le marché peut tout résoudre, moi je n’y crois pas, pas le moins du monde, et je ne crois pas non plus que ce soit l’essence du libéralisme. Le libéralisme accorde une grande importance à la vie économique  mais en aucune façon pense que ce soit l’essentiel. Pour le libéralisme l’essentiel ce sont les idées, les valeurs, et parmi elles la liberté est absolument essentielle. Une idée qui ne peut pas dissocier, diviser ou fragmenter.

La liberté selon les libéraux est une et doit exister simultanément dans le domaine économique, politique, social et individuel, est bonne pour l’ensemble de la société. Et tout ce qui signifierait une plus grande liberté.  Ceci dit les divergences au sein de la pensée sont très grandes. Il suffit d’assister à n’importe quel congrès ou réunion de libéraux pour savoir que les points de vue peuvent être très divergents Mais ce qui est intéressant dans le cas concret du ‘’père du libéralisme’’, comme est appelé Adam Smith, c’est qu’il était un homme pragmatique, qui en aucune façon n’agissait selon une conception inflexible des idées. Ce qui le motivait était la lutte contre l’injustice, absolument fondamentale.

Selon lui la meilleure façon de réaliser ces réformes était de s’adapter aux possibilités réelles de sorte que chaque pays ne pouvait adopter la même recette de sorte de la même façon s’il désirait que la violence diminue. Je crois que c’est une des caractéristiques du libéralisme qui a été la plus féconde dans les démocraties qui l’ont mise en œuvre. Si on croit dans la liberté, si on croit dans les institutions démocratiques, dans les droits humains, si on est sensible à la misère, à l’injustice à l’égalité des chances  je crois qu’on est un libéral. En le sachant ou pas.

Cela ne m’inquiète pas vraiment. J’ai réalisé beaucoup de choses dans ma vie …. Il est certain que si je pouvais choisir j’aimerais qu’on se souvienne de moi fondamentalement comme écrivain, même si je ne sais pas de quelle manière …si toutefois  on se souviendra de moi. Mais ce n’est pas non plus ma préoccupation principale. Moi, je ne travaille pas pour la mort, je travaille pour la vie.