Le prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa, immense écrivain sud-américain, est mort à 89 ans

Ce chroniqueur des luttes de pouvoir, candidat malheureux à l’élection présidentielle du Pérou en 1990, a d’abord fait ses armes dans les rangs des jeunes communistes péruviens. Pour mieux s’en détacher au tournant des années 1980, tenant d’une ligne libérale, avant de s’engager en faveur de la droite latino-américaine. « Aucune cérémonie publique n’aura lieu. Notre mère, nos enfants et nous-mêmes sommes convaincus que nous aurons l’espace et l’intimité nécessaires pour lui faire nos adieux en famille et en compagnie d’amis proches », précise le message de son fils.

Mario Vargas Llosa naît en 1936 à Arequipa (Pérou), dans une famille de la classe moyenne. Le futur écrivain grandit auprès de sa mère, entre le Pérou et la Bolivie. Son père, militaire, est absent du tableau, « au ciel » lui racontent ses proches. L’inconnu revient sur Terre, le jour de ses dix ans : Ernesto Vargas Maldonado est bien vivant. Prévenu par télégramme de la naissance de son fils, il avait ignoré la nouvelle, mais réapparaît une décennie plus tard, et exige de se remettre avec sa femme et son fils. Un épisode fondateur raconté presque cinquante ans plus tard dans Le poisson dans l’eau (1993), premier volet de l’autobiographie en deux tomes du romancier. Le trio s’installe dans un quartier résidentiel privilégié de Lima. Figure autoritaire, le père de l’écrivain est un homme violent et criblé de dettes. Il expédie son fils, âgé de 14 ans, à l’internat de l’Académie militaire de Lima. Cette figure jalouse et brutale veut étouffer dans l’œuf la vocation naissante de jeune auteur de « MVLL » (surnom de l’écrivain). Manqué. C’est précisément son obstination à faire taire le poète qui le fera naître. « Avant de connaître l’autoritarisme politique, j’avais connu l’autoritarisme paternel, expliquait le romancier en 2010. Je ne serais pas devenu écrivain si mon père n’y avait pas été aussi hostile… Ma manière de résister fut d’entrer en littérature. »

De son passage en internat, Vargas Llosa tirera son premier coup d’éclat : La ville et les chiens (1963). Roman sulfureux sur l’exaspération sexuelle d’un groupe d’adolescents broyés par une éducation guerrière absurde. Dès sa sortie, l’ouvrage fait l’effet d’une petite bombe littéraire. L’auteur remporte coup sur coup le prix Biblioteca Breve et le prix de la Critique espagnole. Deux distinctions qui lui offrent une visibilité internationale : la critique étrangère adoube le jeune premier, traduit en une vingtaine de langues. En hautes sphères, le livre ne passe pas non plus inaperçu. Les autorités militaires, ulcérées par ce portrait brutal d’une jeunesse à vif, organisent un autodafé et brûlent mille exemplaires de La ville et les chiens dans la cour même du lycée de Lima.

Entré à l’université, MVLL se prend de passion pour la littérature française, Jean-Paul Sartre et le marxisme. Pendant un temps, il s’engage dans une branche du Parti communiste péruvien et soutient la révolution cubaine. À la fin des années 1950, licence de lettres en poche, Mario Vargas Llosa s’envole pour l’Europe. Lauréat d’une bourse d’études, il poursuit son parcours académique à l’université centrale de Madrid, où il soutient une thèse de doctorat sur l’œuvre du poète nicaraguayen Rubén Dario. Un an plus tard, son premier recueil de nouvelles, Les caïds (1959), reçoit le prix Leopoldo Alas.

La même année, il épouse la belle-sœur de son oncle maternel, Julia Urquidi, de dix ans son aînée. Ils se sépareront en 1964. Jamais hostile au mariage entre la fiction et la réalité, il s’inspirera de cette liaison pour nourrir La tante Julia et le scribouillard (1977). Remarié avec sa cousine Patricia Llosa, avec qui il aura trois enfants et dont il divorcera cinquante ans plus tard en 2015, le romancier s’installe à Paris en 1959.

Ces années européennes sont aussi faites de rencontres. À Paris, Londres et Madrid, il gravite dans les cercles intellectuels et artistiques où il se lie d’amitié avec d’autres jeunes auteurs. Ses futurs comparses du boom latino-américain, une nouvelle génération d’écrivains replaçant l’Amérique latine sur la carte de la littérature mondiale : le Mexicain Carlos Fuentes, l’Argentin Julio Cortázar, le Chilien José Donoso. Et surtout, le Colombien Gabriel García Márquez. L’auteur de Cent ans de solitude et Mario Vargas Llosa se sont rencontrés en 1967, à l’aéroport de Caracas, en marge d’un congrès de littérature. Depuis, ils sont inséparables. Voisins même, à Barcelone.

Mais les divergences politiques des deux hommes entachent leur amitié. Vargas Llosa ne supporte plus Fidel Castro, dont Gabriel Garcia Marquez demeure l’un des défenseurs et ami les plus fidèles. La rupture est consommée. Officialisée en 1976. Au Palais des Beaux-Arts de Mexico, c’est la première de L’odyssée des Andes, le nouveau film d’Alvaro Covacevich. Vargas Llosa est crédité au scénario. Les deux géants de la littérature se croisent dans le hall : le Péruvien décoche une droite au Colombien, qui s’effondre. Plusieurs observateurs de la scène racontent avoir entendu Mario s’exclamer : « C’est pour ce que tu as fait à Patricia à Barcelone. » Le bruit court que MVLL se serait entiché d’une autre femme, et que Patricia Vargas Llosa serait allée chercher soutien chez les Marquez.

Dans les années 1980, l’écrivain tourne le dos à ses combats politiques de jeunesse. Ancien appui de Fidel Castro, il admire désormais Margaret Thatcher et Ronald Reagan pour leurs politiques d’austérité économique. Adam Smith, Karl Popper, Friedrich Hayek et Isaiah Berlin trônent dans sa bibliothèque. Son virage politique s’ancre un peu plus à droite en 1990. Candidat à l’élection présidentielle du pays sous les couleurs du Front démocratique, il mène la campagne électorale la plus chère de l’histoire du pays. Il est largement battu au second tour par le candidat d’extrême droite Alberto Fujimori (condamné à 25 ans de prison pour crimes contre l’humanité en 2009). Départ pour Madrid, où il est naturalisé espagnol en 1993. « Tant pis pour le Pérou, tant mieux pour la littérature », s’amusent les critiques. « Je ne regrette rien. J’ai découvert la vraie réalité de la politique. C’est là qu’on trouve les pires ingrédients de la condition humaine », déclarera le romancier à la presse en 2010.

Fin observateur de son époque, Mario Vargas Llosa était aussi un conteur méticuleux des luttes passées. Avec La guerre de la fin du monde (1982), fresque historique sur la politique brésilienne au tournant du 19e siècle, l’écrivain remporte un succès critique et public international. Exploit réitéré avec La fête au bouc (2000), roman des derniers jours du président de la République dominicaine Rafael Leonidas Trujillo, assassiné en 1961 après trente ans de dictature. En 2010, consécration mondiale : Mario Vargas Llosa est couronné du prix Nobel de littérature, salué pour « pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l’individu, de sa révolte et de son échec ».

Insatiable, MVLL s’essaie aussi au jeu. Dans son adaptation très personnelle du Décaméron de Boccace, rebaptisée Les contes de la peste, il monte pour la première fois sur scène en tant qu’acteur, à près de 80 ans, au Théâtre espagnol de Madrid, en 2015. « Je me sens nerveux, très nerveux, terrorisé, apeuré, paniqué, je me demande chaque jour si c’est de la folie de m’être lancé là-dedans, et en même temps, c’est si stimulant, excitant, c’est une expérience si nouvelle, si rajeunissante », confiait-il à la presse.

En 2016, sa légende s’étoffe encore un peu plus. Il accède au club très select des écrivains publiés de leur vivant dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Cinq ans plus tard, l’Académie française lui ouvre ses portes. Il devient le premier membre de la coupole à n’avoir jamais écrit dans la langue de Molière. Une nomination contestée par plusieurs chercheurs et universitaires qui reprochent notamment à l’auteur son lien avec l’extrême droite péruvienne, dans une tribune publiée par le journal Libération.

Au tournant des années 2010, le prix Nobel de littérature affiche clairement son soutien à plusieurs candidats d’extrême droite en Amérique latine, dont Keiko Fujimori, fille de son ancien rival, lors de l’élection présidentielle péruvienne en 2021. Un choix d’autant plus incompréhensible qu’en 2010 il s’opposait très franchement à sa candidature, rappelle la revue Télérama : « Si la fille du dictateur qui a été condamné à des peines de prison pour crime et vol a la possibilité d’être présidente du Pérou, je serai l’un des Péruviens à tenter de l’en empêcher avec tous les moyens légaux… », affirmait-il alors.

Quelques mois plus tard, c’est Antonio Kast, leader de l’extrême droite chilienne et nostalgique de l’ère Pinochet qui reçoit son soutien. Plus récemment, dans le duel Bolsonaro-Lula en 2022, Vargas Llosa avait affiché son adhésion à la candidature du politique climatosceptique et antivax. Des prises de position à l’opposé de l’humanisme et de la révolte qui jalonnent son œuvre littéraire. L’écrivain laisse derrière lui une œuvre riche de plus d’une trentaine de textes. Son ultime récit restera Les vents (2023), dystopie d’un homme centenaire errant dans les rues de Madrid à la recherche de son domicile. Énième contemplation d’une figure paradoxale de la scène littéraire latino-américaine, admirée pour ses écrits et rejetée pour ses choix politiques.