« De la guerre froide a la guerre verte » de Anna Recalde Miranda

La cinéaste est la fille d’un dirigeant socialiste qui avait fui la dictature pour l’Italie. Elle a voulu comprendre le pays. Elle y est retournée plusieurs fois en filmant et en rencontrant des personnalités et témoins comme Martin Almada avocat paraguayen, écrivain, militant des droits de l’homme.  En 1974, il a été arrêté et torturé pendant trois ans, puis s’exile en France. Revenu au Paraguay au début des années 1990 après la chute de la dictature Stroessner.

Il découvre en 1992, les “Archives de la Terreur” à Asunción, au terme d’années d’enquêtes solitaires et obstinées pour démasquer ses tortionnaires. Pierre Abramovici, journaliste, écrivain et historien français a réalisé de nombreux documentaires pour différentes chaînes de télévision.  Paul Z. Simons, journaliste indépendant et militant anarchiste nord-américain décédé a Asuncion.

Nous donnons la parole à Anna Recalde Miranda pour qu’elle nous précise l’histoire du Paraguay de la dictature militaire à la république du soja. « Pour comprendre la situation actuelle de crise écologique et climatique, il est essentiel d’analyser le contexte historique, économique et politique qui y a conduits. Sans tenir compte du passé récent. Les dictatures fascistes qui ont pris le pouvoir dans presque tous les pays de la région à partir des années 1950 ont laissé une marque indélébile sur les sociétés et les institutions. Mais l’héritage de ces dictatures se reflète également dans la catastrophe écologique que connaît aujourd’hui cette région, et dans la violence quotidienne subie par les écologistes et les défenseurs de la terre. Après la chute des dictatures, très peu de responsables ont été jugés et beaucoup ont continué à occuper des postes proches du pouvoir. Cette absence de justice a favorisé la continuité de la violence politique et la culture de l’impunité.

Une autre conséquence fondamentale des dictatures est qu’au cours de ces années ont été jetées les bases du vaste modèle agro-industriel écocide qui domine aujourd’hui cette partie du monde. La base de tout ce système est l’accaparement des terres, par lequel certains individus privés, liés au pouvoir dictatorial, se sont appropriés des terres appartenant à l’État grâce à un système basé sur la falsification de documents et la corruption.» Au Paraguay,  Ce phénomène  représente plus de 8 millions d’hectares (une superficie équivalente à celle de l’État de Panama). Au Brésil, elles représentent 14 millions d’hectares.  La dictature du Paraguay est en place depuis 1954, avec Alfredo Stroessner au pouvoir. Nourrie d’une idéologie farouchement anticommuniste, ce pays sera la base opérationnelle pour les stratégies américaines de l’époque.

En 1964, le Brésil vire à son tour à la dictature. Suivront la Bolivie, l’Uruguay, le Chili, l’Argentine. La poursuite des opposants s’abat sur la population à l’échelle de plusieurs pays : la plus grande «multinationale de la répression» jamais connue est née, l’ « opération Condor »,une organisation, dirigée par les régimes militaires sud-américains avec le soutien des États-Unis, De Pinochet au Chili à Videla en Argentine, Banzer en Bolivie, Branco au Brésil, Bordaberry en Uruguay et Stroessner au Paraguay,400 000 personnes ont été emprisonnées et torturées,30 000 ont disparu et 50 000 ont été tuées. Au début des années 90, avec l’avènement des démocraties, des mouvements indigènes organisés ont commencé à apparaître en Amérique latine, revendiquant les droits des peuples autochtones et promouvant une réflexion sur l’environnement et l’écologie.

Mais la terre en Amérique latine est largement aux mains de familles liées aux gouvernements dictatoriaux du passé et l’héritage anticommuniste de cette période imprègne encore fortement la culture politique et économique. Le Paraguay et le Brésil, où nous situons notre documentaire, composent un territoire transfrontalier étendu, on ne parle plus ni du Paraguay ni du Brésil, on parle de la « République du soja». Un territoire au statut quasi « indépendant», une immense zone régie par la loi des grands propriétaires terriens, les grandes entreprises, qui disposent d’une police à leurs ordres. Ici tout est possible, planter des semences interdites, arroser les terres, et leurs habitants avec des produits agrochimiques depuis les airs à l’aide d’avions à moteurs jumelés. Toute personne qui entrave ces activités est un ennemi : que ce soit un gouvernement qui propose une réforme agraire, les paysans sans terre qui luttent pour survivre, ou les peuples autochtones qui réclament leurs terres ancestrales.»

«Au milieu des années 2000, je suis allée pour la première fois au Paraguay. Je souhaitais connaître le pays d’origine de mon père, petit-fils du fondateur du parti socialiste Paraguayen, et qui avait fui à 18 ans la dictature de Stroessner sans jamais se retourner pour s’installer en Italie, où je suis née. Depuis 2008, j’ai pu vivre et filmer un miracle politique au Paraguay : l’arrivée au pouvoir du premier gouvernement progressiste de l’histoire du pays, chargé de grandes attentes historiques et de responsabilités, telles que la mise en place d’une réforme agraire et l’application de droits sociaux  qui, parfois, semblerait être une caricature des maux du Sud global.Changer les choses semblait possible. Mais ce rêve s’est transformé en un cauchemar.

Après de nombreuses tentatives de coup d’État, le gouvernement a été renversé en 2012. Je suis retourné au Paraguay en 2018, six ans après le coup d’État. Les effets de l’enlèvement des terres à la suite du coup d’État, sont dévastateurs. Les sojas génétiquement modifiés occupent désormais 96 % des terres cultivables ; ils ont englouti tout le pays. Les températures dépassent désormais les 45 degrés, les incendies rendent l’air irrespirable, et le fleuve Paraguay, l’un des plus importants d’Amérique latine, est en train de s’assécher. Ce qui restait des communautés paysannes en difficulté et des terres indigènes, porteuses de modèles alternatifs, est en train d’être englouti par ce processus mortel. Il n’est pas étonnant que tout cela se produise ici, au Paraguay, berceau de l’opération Condor.» Propos extraits du dossier de presse. Le film sort le 26 mars.