Europe et Ukraine : Viande et céréales sud-américaines grippent les convergences européennes

Une majorité d’Européens s’inquiète pour la sécurité occidentale, l’avenir de l’OTAN, et de façon plus perturbante sur la raison d’être occidentale. D’autres, mais aussi les mêmes, s’interrogent sur le devenir de leur commerce extérieur et de leurs économies. D’autant plus que les positionnements sur ces deux fronts ouverts par le nouvel hôte de la Maison Blanche partagent plus qu’ils ne rassemblent les 27 européens. L’Amérique du sud va jouer dans le grand réajustement qui s’annonce un rôle qui n’avait été anticipé par personne. Depuis plus de vingt ans Bruxelles (siège des institutions européennes) et Montevideo (secrétariat du Marché commun du Mercosur) se passent et repassent le papier collant de négociations sans fin. Leur non-résolution produit en alternance communiqués et déclarations se félicitant de telle ou telle avancée ou regrettant tel ou tel blocage.  Le tout assaisonné de commentaires qui soulignent l’intérêt partagé d’un accord confortant les intérêts et les valeurs de l’Europe et du Mercosur.

L’ambiance policée de ces négociations en attente d’un Alexandre tranchant ses nœuds gordiens, a été violemment rompue par les États-Unis, jusqu’ici spectateurs ronchons, et depuis Donal Trump, souffle-douleurs du commerce mondial. Maniant une chicote douanière tous azimuts, de fil en aiguille, et en dominos, le nouveau chef des États-Unis a remis en cause les relations commerciales de son pays avec l’ensemble de ses partenaires. Il a plus particulièrement ciblé ceux qui creusent le déficit de Washington : le Canada, la Chine, le Mexique et l’Europe. En Europe c’est en fait l’Allemagne qui est la plus directement visée. Les États-Unis sont en effet en 2024 devenus la première destination des exportations de Berlin, supplantant pour la première fois la Chine.

Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, l’Allemagne affronte un défi qui est sécuritaire, mais aussi économique. La Russie était jusque-là son fournisseur de gaz naturel à bon prix. L’’ancien chancelier allemand, Gerhard Schroeder, symbole de cette union énergétique, y avait gagné jusqu’en mai 2022 de hautes responsabilités au sein des entreprises russes Gazprom et Rosneft. Pressée par les États-Unis et l’OTAN, la République fédérale a progressivement coupé ses liens économiques et énergétiques avec la Russie, et s’est alors tournée vers la Chine. Mais par crainte d’avoir à replier sa voilure commerciale et industrielle avec Pékin, en raison de la dégradation montante des rapports sino-américains, Berlin a réorienté ses entreprises et ses intérêts vers les États-Unis. Donald Trump a sifflé une fin de partie, redoutable, en menaçant de sanctions les responsables des plus gros déficits commerciaux des États-Unis, et donc l’Allemagne.

Reste pour Berlin, l’Amérique latine. Le moteur de l’économie allemande repose sur les exportations. Comme l’Europe n’a plus la place centrale qui était la sienne dans le Marché commun, le supercarburant a été successivement russe, puis chinois, étatsunien. Or tous ces marchés ont été court-circuités par les tensions du monde. L’économie, le commerce, allemands ont dû s’adapter contraints par les mouvements géostratégiques de la puissance nord-américaine.

L’Amérique latine pourrait être le prochain espace permettant à la machine industrielle et commerciale germanique de préserver la vitesse acquise. Le nouveau chancelier, Friedrich Merz, démocrate-chrétien, a affiché la couleur, dès l’annonce de sa victoire législative le 23 février 2025 : « Nous devons retrouver rapidement notre capacité d’action ». Le dernier gouvernement dirigé par la démocratie chrétienne, celui d’Angela Merkel, avait, en 2019, fait un galop d’essai latino-américain. Le 28 mai 2019 le ministre fédéral des Relations extérieures avait organisé à Berlin, la première conférence Allemagne-Amérique latine et Caraïbe. Il s’agit, avait déclaré le ministre d’alors, Heiko Maas, sur la base « de nos valeurs communes, de revitaliser et stimuler nos relations ». Diverses initiatives culturelles et politiques avaient été annoncées. Mais aussi économiques, en présence du directeur du Conseil d’administration de Siemens, du président de l’Initiative économique de l’Allemagne pour l’Amérique latine, du responsable patronal de l’Amérique latine.

La rencontre avait été suivie par les décideurs d’alors avec une sympathie distante, l’Amérique latine ne représentant que 2,6 % du commerce extérieur allemand. Ce jalon posé est pourtant resté en état. Président, Chancelier, ministres allemands, ont visité avec régularité Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Mexique, Panama. Au cas où. C’est effectivement le scénario qui a été ouvert par les sanctions douanières de Donald Trump depuis le 20 janvier 2025. La confirmation d’un changement de cap commercial par l’Allemagne, et si possible l’Union européenne, priorisant désormais l’Amérique latine bénéficie du soutien de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen. Elle était en 2019, au moment de la Conférence Allemagne-Amérique latine, ministre d’Angela Merkel. Le 6 décembre 2024, elle s’est rendue à Montevideo, pour assister au sommet des pays du Mercosur et célébrer, avec eux, la fin des ajustements portés à l’accord UE-Mercosur. L’Espagne est sur la même longueur d’onde. L’industrie allemande, comme celle d’autres européens, nécessite de nouveaux débouchés compensant les incertitudes, russe, chinoise et étatsunienne. Fût-ce au sacrifice d’une partie de l’agriculture européenne, il faudrait ratifier au plus tôt l’accord de libre-échange entre l’Europe et le Mercosur.

Déjà, au sommet européen du 2 février 2024, le chancelier Olaf Scholz, avait publiquement regretté « la lenteur de l’adoption de l’accord UE-Mercosur »Kaja Kallas, Haut-Représentante de l’Union européenne pour la politique extérieure, a rappelé le 17 février 2025, devant le Parlement européen qui célébrait son cinquième séminaire de haut niveau analysant les relations entre Union européenne et Amérique latine, l’urgence d’un rapprochement. Rendez-vous a été pris en Colombie pour le prochain sommet entre UE et CELAC (Communauté des États d’Amérique latine et de la Caraïbe). Le lendemain, 18 février 2025 donc, à Madrid, le ministre brésilien des Affaires étrangères, Mauro Vieira, a lui aussi signalé que « l’accord du Mercosur avec l’Union européenne est un signal fort, pour le développement, la croissance et la paix, de grande valeur en ce moment de guerres commerciales menaçantes [1]».

Restent à convaincre la France, la Pologne, qui freinent des quatre fers pour retarder la ratification de l’accord avec le Mercosur tout en pressant l’Allemagne, l’Espagne et l’Union qui l’éludent, à participer à une opération de solidarité militaire en Ukraine  qui est en grande difficulté depuis le lâchage et le chantage de Donald Trump sur ses ressources. 


[1] Dans El País, 19 février 2025, p 11