« Circulations et resignifications des musiques populaires en Amérique latine »

En 1987, Caravelle avait publié un numéro novateur sur le sujet « Musiques populaires et identités en Amérique latine », co-dirigé par Georges Baudot et Jacques Gilard. Aujourd’hui, nous souhaitons proposer une approche du phénomène musical populaire axée sur les circulations, les échanges et les métamorphoses de ces pratiques sociales et artistiques, constamment resignifiées selon des rapports de pouvoir et dans le cadre de processus socio-historiques propres au continent, sans négliger non plus les mutations technologiques qui accompagnent le phénomène musical. 

Le champ de la musique et de la chanson est fortement soumis à différents types de préjugés. Au sein de l’Université, légitimée par excellence et pourvoyeuse de légitimité, il a été par exemple parasité par la distinction entre culture populaire et culture des élites, tout comme le cinéma qui a, depuis deux décennies, gagné ses lettres de noblesse au sein de l’institution, de l’hispanisme et du latino-américanisme. Pourtant, la littérature, le cinéma, sont depuis longtemps des objets culturels, produits par des industries culturelles, tout comme la musique. Mais il est vrai que la musique reste l’expression artistique la plus accessible car on l’entend partout, gratuitement, à travers différents médias et sans qu’elle fasse toujours l’objet d’une sélection ou d’un choix de la part des auditrices et auditeurs. Si cette démocratisation à outrance la dessert aux yeux de certaines institutions élitistes, elle constitue pourtant un très vaste champ d’études aujourd’hui largement sous-exploité.

Par exemple, si la musique dite populaire ne bénéficie pas d’une définition très précise, c’est parce qu’elle est souvent définie par rapport à la musique classique ou artistique (de tradition écrite), reconnue, étudiée et enseignée dans les conservatoires ou les filières de musicologie, ou à la musique folklorique (de tradition orale), objet d’études ethnomusicologiques ou anthropologiques. Elle se caractérise aussi par sa diffusion large et internationale, marchandisée par une économie monétaire industrielle mais surtout enregistrée afin d’être reproduite à l’infini. Ce sont les travaux de sociologues tels que Simon Frith ou de musicologues comme Philip Tagg qui ont tenté de valoriser et légitimer ces musiques populaires auprès de l’Université, de la recherche et de la culture. Le premier s’est particulièrement intéressé aux pratiques d’écoute de la musique, historiquement et socialement construites, pour montrer qu’elles sont créatrices de subjectivités et d’expériences sociales et identitaires, mais il a également déterminé trois aspects du discours critique produit au sujet de la musique : une approche artistique fondée sur la formation académique ; une approche « folk » ou sociale qui met en valeur la fonction sociale de la musique dans la vie quotidienne ; une approche « pop » qui s’intéresse à l’industrie culturelle et au divertissement. Quant au second, à partir d’une approche doublement marxiste et sémiologique, il connecte les musiques populaires au monde social mais sans ignorer leur contenu, il tente de rapprocher connaissances musicales et analyses métamusicales.

Ce dossier inscrit sa réflexion dans les pas de ces précurseurs car le phénomène musical est absolument omniprésent dans les cultures latino-américaines et caribéennes, et traverse aussi bien la littérature, les arts visuels et plastiques, les événements sociaux et politiques que la vie quotidienne. Il compose des paysages sonores uniques et particulièrement identifiables pour quiconque connaît le continent, et participe pleinement à la construction des imaginaires. On dénombre par exemple plus de mille rythmes traditionnels en Colombie, ce qui en fait l’un des territoires les plus riches au monde en la matière.

Les articles réunis explorent différents rythmes comme la cumbia, la salsa, la champeta, la trova, la chanson engagée, les blocos afros de Bahía, le son montuno et la tumba francesa, entre autres, au regard d’une dynamique entre les statuts que ces manifestations musicales ont acquis tout au long de leur histoire : clandestinité, marginalisation, récupération, reconnaissance identitaire, massification, résistance, patrimonialisation… Ils se proposent de réfléchir à l’évolution de ces statuts en fonction des relations entre la musique et les discours hégémoniques qui s’expriment à travers les rapports sociaux de race, de classe, de genres, et d’autres formes de discriminations. Ils cherchent donc à comprendre ces phénomènes musicaux dans le cadre de processus socio-historiques tels que les processus révolutionnaires, la répression, les luttes féministes et antiracistes, et à les articuler avec les dispositifs de pouvoir tels que l’industrie musicale, le circuit commercial, les médias, les instances culturelles, entre autres.

Le dossier se compose de sept articles et s’ouvre sur une réflexion en deux temps au sujet des politiques musicales mises en place par les États, soit dans un contexte révolutionnaire comme le contexte cubain, soit dans le contexte d’une protestation populaire qui fait face à une politique culturelle et audiovisuelle d’État comme cela a été le cas au Pérou en 2021 et 2022. L’article de Camila Arêas, Ivette Céspedes et Glauber Brito Matos Lacerda, « A música no Noticiero ICAIC Latino-americano: guias narrativos e performativos », explore l’utilisation de la musique comme guide narratif à travers les reportages sur les actualités cinématographiques du Noticiero ICAIC Latino-americano de Cuba entre 1960 et 1990, mettant en lumière son rôle dans la transmission des luttes de la gauche tiers-mondiste et la promotion de la solidarité internationale entre les peuples opprimés en lien avec le projet culturel révolutionnaire cubain. Par ailleurs, l’article « Políticas sonoras y música popular en el reciente conflicto social peruano (2022-2023) » de Mónica Cárdenas Moreno montre, d’un côté, la mise en place par le gouvernement des politiques sonores, et d’un autre, le déploiement de la musique populaire dans le contexte du conflit social récent au Pérou. Ce travail souligne l’utilisation de la musique par le pouvoir politique ainsi que les différentes expressions musicales employées par la population pour exprimer son rejet du gouvernement et structurer ses protestations. Ces deux études mettent en évidence le phénomène musical en tant qu’outil de mobilisation politique et de construction d’idéaux dans des contextes de revendication et de protestation sociale.

La réflexion se poursuit au sujet des musiques populaires comprises comme des expressions de différentes dynamiques de résistance qui se mettent en place dans des contextes sociaux et politiques marqués par des rapports de pouvoir très défavorables aux populations minorisées. L’article de Carolina Fernández Cordero intitulé « Historia y oralidad en las músicas de los blocos afro bahianos » se concentre sur la fonction des paroles et de la musique (notamment des percussions) des Blocos Afro de Salvador de Bahia des dernières décennies du XXe siècle en tant qu’outil de libération de la communauté noire, car il permet la réécriture d’une histoire communautaire propre qui légitime une imagination politique émancipatrice. Par ailleurs, l’article de Lévana Garçon, « Cent ans de silence ? Sur les traces du Parti des Indépendants de Couleur à Cuba dans les expressions musicales populaires d’Oriente (1912-2022) : évolutions et métamorphoses » réfléchit à partir d’une perspective historique à la construction d’une mémoire du massacre du Parti des Indépendants de Couleur à Cuba (PIC) grâce à des voix oubliées de l’Oriente cubain qui se sont exprimées à travers la musique populaire de cette région. L’article remarque l’importance des resignifications de cette mémoire tout au long de la période étudiée. Ces travaux montrent combien, à différentes époques, la musique populaire s’est fait caisse de résonnance des frustrations, des injustices, des oppressions, des discriminations et des violences vécues par de nombreux secteurs de la population latino-américaine et caribéenne.

Enfin, plusieurs spécialistes consacrent leurs travaux aux réseaux et aux circulations musicales, par exemple, d’un même genre dans des aires géographiques différentes comme le montre l’article de Javier Rodriguez Aedo, « ¿Amistad excepcional? Pensar las relaciones musicales entre Chile, Cuba y Uruguay (1967-1973) ». Afin d’évaluer les contours d’une « diplomatie musicale », il s’occupe des relations que les musiciens populaires et folkloriques latino-américains de la chanson engagée ont pu établir grâce à la circulation des artistes eux-mêmes ainsi qu’aux influences de scènes musicales plus au moins consolidées, au prisme d’une internationalisation de ce type de musique relevant de politiques spécifiques ou de dynamiques artistiques moins institutionnalisées. Un autre exemple de circulation est le travail de comparaison entre le phénomène de la salsa né à New York grâce aux migrants d’origine latino-américaine et de la cumbia péruvienne, deux genres entendus comme une rupture musicale portée par une génération qui cherchait à moderniser les genres précédents et à intégrer les expériences urbaines des migrants. Ce travail est proposé par Jesús Cosamalón Aguilar sous le titre « ¡Que viva la salsa! ¡Que siga la cumbia! Clase y etnicidad en la música popular de América Latina (1970-1980) ». L’article se propose d’analyser plus particulièrement la cumbia à la lumière des rapports sociaux de classe et d’ethnicité de leurs producteurs et consommateurs au Pérou et en tant que genre qui récupère les voix d’une partie de la population migrante de la ville de Lima. Finalement, l’article d’Andrés Gualdrón « “Dame tu fuerza, Pegaso”: cultura televisiva, música africana, intertextualidad y mímesis en el género de la champeta criolla » étudie la champeta colombienne en tant que genre musical qui émerge dans les années 1990 en recyclant des chansons issues de divers genres musicaux afro-diasporiques présents dans la Caraïbe colombienne dès les années 1970 et en s’inspirant de la culture populaire de l’époque et notamment de la culture télévisuelle des années 1990. L’article s’intéresse donc aux pratiques intertextuelles et aux circulations inter-artistiques entre les médias audiovisuels et la musique populaire dans le contexte d’une économie et d’une industrie musicale informelles qui ne respectent pas les codes de création et de production culturelles établis depuis les contextes dominants occidentaux. Ces trois articles permettent d’éclairer les processus permanents de circulations, de métamorphoses et de resignifications qui traversent la musique, peut-être bien plus qu’aucune autre expression artistique, et par conséquent, de mettre au jour des défis conceptuels et pratiques qu’elle pose dans la réflexion concernant le rapport des arts avec les jugements esthétiques, les industries culturelles et les problématiques sociales.