Ce samedi 1er février, Marco Rubio, secrétaire d’État des États-Unis, est arrivé au Panama pour sa première visite à l’étranger depuis sa prise de fonction. Ce voyage ne passe pas inaperçu aux vues des déclarations du président Donald Trump sur le canal. Retour sur les près de 150 ans d’histoire d’une connexion interocéanique tant convoitée.
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Des ambitions de Lesseps à l’échec du canal français
Dans les années 1880, la France lance un ambitieux projet : la construction d’un canal interocéanique au Panama, sous la direction de Ferdinand de Lesseps, ingénieur auréolé du succès du canal de Suez. En effet, ouvrir l’isthme panaméen offre un raccourci stratégique, reliant directement les océans Atlantique et Pacifique, et réduisant ainsi significativement les temps de transport et les coûts maritimes tout en stimulant le commerce international.
Très vite, le rêve se heurte à une dure réalité. Les ingénieurs font face à des défis techniques inédits dans une région tropicale hostile. Paludisme et fièvre jaune s’abattent sur les ouvriers, décimant les effectifs. Les sols marécageux et les pluies diluviennes compliquent les travaux. L’accumulation des obstacles entraîne une flambée des coûts et met à mal les finances du projet.
Le scandale de Panama
Ainsi, pour financer les travaux, la Compagnie Universelle du Canal Interocéanique de Panama procède à l’émission d’obligations, que de nombreux petits épargnants, banques, ou autres personnalités influentes s’empressent d’acquérir, emballés par ce projet prometteur. Malgré cette importante entrée d’argent, les fonds s’épuisent rapidement. En février 1889, la compagnie est mise en liquidation judiciaire. S’envolent alors les rêves et les économies d’environ 85 000 investisseurs.
L’histoire ne s’arrête pas là ! En 1892, la presse révèle « le scandale de Panama » : environ 510 parlementaires, dont six ministres, sont accusés d’avoir été soudoyés pour dissimuler l’ampleur des difficultés financières de la compagnie. Ferdinand de Lesseps, son fils Charles et l’ingénieur Gustave Eiffel sont jugés et condamnés. Le baron de Reinach, un conseiller financier clé, se suicide, et plusieurs autres protagonistes prennent la fuite. Ce scandale, souvent considéré comme l’une des plus grandes affaires de corruption du XIXè siècle, fragilise profondément la Troisième République française et crée une certaine défiance envers la classe politique.
C’est d’ailleurs ainsi que, de nos jours, Paris est parfois surnommé « Paname ». À l’époque, le projet du canal suscite un immense enthousiasme et Paris, en tant que centre financier et culturel, joue un rôle central dans ce rêve de grandeur. Cependant, avec la révélation du scandale, « Panama » devient synonyme de fraude. Dans l’argot parisien, le mot est d’abord utilisé de manière moqueuse pour désigner des ambitions démesurées, avant d’évoluer en « Paname » dans les milieux populaires, puis de désigner la ville en elle-même.
La reprise du canal par les États-Unis
Si Ferdinand de Lesseps a échoué, l’ambition de relier les deux plus grands océans du globe à travers l’Amérique centrale n’a pas disparue. Les États-Unis, désireux de faciliter le commerce mais aussi d’asseoir leur domination sur la région, envisagent dès 1850 de creuser un canal au Nicaragua. En 1900, après l’échec français, ils reportent leur attention vers le Panama, qui présente moins de risques sismiques et offre une route plus courte.
Néanmoins, c’était sans compter sur le refus de Bogotá de leur céder les droits. En effet, à cette époque, le Panama fait encore partie de la Colombie. Alors, les États-Unis décident d’apporter un soutien diplomatique et militaire aux mouvements indépendantistes panaméens, aboutissant à la séparation des deux États en 1903.
Ainsi, le 18 novembre 1903, peu après la déclaration d’indépendance du Panama, les États-Unis et le nouveau gouvernement panaméen signent le traité Hay-Bunau-Varilla, accordant aux États-Unis le contrôle de la zone du canal en échange d’une compensation financière. Puis, après avoir dégagé 200 millions de tonnes de terre, construit trois écluses, déploré plus de 5 000 morts et attendu près de 10 ans, les États-Unis et le monde célèbrent enfin le passage du premier bateau à travers le canal.
Les ouvriers du canal
Entre 1904 et 1913, 56 307 personnes travaillent à la construction du canal de Panama : 31 071 Antillais, 11 873 Européens et 11 000 Américains. Si la majorité des travailleurs proviennent des Antilles britanniques et notamment de la Barbade, de nombreux Martiniquais ont participé à la construction de cette voie interocéanique, et ce dès la tentative française, laissant, dans l’espagnol panaméen, des bribes de langue française. Des mots tels que « buco » (beaucoup) ou « petit-pois » sont encore utilisés régulièrement par les Panaméens aujourd’hui !
En plus du travail épuisant et du climat tropical, les travailleurs du canal américain n’échappent pas aux maladies ayant décimé la force ouvrière de l’entreprise française, malgré les fumigations et le drainage des zones humides. À ces conditions s’ajoutent les règles de la ségrégation, la législation états-unienne s’appliquant à la zone du canal. Ainsi, les ouvriers noirs et antillais ne bénéficient pas des mêmes logements et infrastructures que les ouvriers européens et blancs, et se voient refuser l’accès aux rôles techniques et administratifs.
La rétrocession du canal au Panama
Au fil des années, alors que l’Amérique latine rejette de plus en plus l’impérialisme américain, les Panaméens commencent à réclamer leur souveraineté sur le canal. Omar Torrijos, dirigeant (non élu démocratiquement) du Panama, parvient à négocier avec les États-Unis après avoir interpellé l’ONU. En 1977, les Traités Torrijos-Carter sont signés. Le contrôle du canal est progressivement transféré au Panama. Ce processus s’achève le 31 décembre 1999. Le canal est alors officiellement et totalement panaméen.
Attention, ce transfert n’est pas sans condition. Les traités prévoient que le canal reste ouvert et neutre, indépendamment des circonstances politiques ou militaires. Le canal ne peut donc être bloqué ou fermé à aucun pays et les États ne peuvent pas l’utiliser à des fins belliqueuses.
En 2023, le Canal de Panama, qui voit transiter en son sein 5 % du commerce mondial, a généré des revenus totaux de 4,97 milliards de dollars. Ces revenus proviennent essentiellement des péages que doivent verser les bateaux. Ces montants, appliqués en fonction de la taille des navires, peuvent atteindre plus de 400 000 dollars pour les porte-conteneurs les plus volumineux.
Les déclarations de Trump, la visite de Rubio et les réactions panaméennes
Le canal est un atout vital pour ce petit pays d’Amérique centrale. En effet, environ 20 % de son budget annuel en provient et la structure employait près de 9 000 personnes en 2021. Alors, ce joyau étant menacé, les grandes avenues ont revêtu leurs parures du Mes de la Patria[1], et les drapeaux nationaux fleurissent à tous les coins. Les bus métropolitains affichent même la phrase « El canal es nuestro » ( Le canal est à nous). La visite de Marco Rubio a aussi provoqué de nombreuses manifestations, parfois agitées, dans la capitale. Mais le président du Panama, José Raul Mulino l’assure : le canal est et restera panaméen. Il n’est pas non plus question de revoir la politique tarifaire, considérée comme juste. En guise de menace à demi-mot, le gouvernement panaméen évoque également son rôle clé dans le contrôle des flux d’immigration de drogue qui transitent vers les États-Unis.
Pour justifier son désir de reprendre le contrôle du canal, Washington évoque l’influence chinoise sur celui-ci. Marco Rubio déclare même que la Chine pourrait bloquer le canal et donc violer le traité de 1977. Si les États-Unis représentent aujourd’hui plus de 70 % du trafic du canal, contre 22 % pour leur rival asiatique, il convient de mentionner que la société Hutchison Ports, basée à Hong Kong, détient la concession d’exploitation des terminaux portuaires aux deux extrémités du passage interocéanique. Ce contrat a récemment été prolongé de 25 ans, sans appel d’offres. Un audit est alors en cours pour évaluer la viabilité de cette prolongation, ce qui pourrait ouvrir la voie à un nouveau processus de concession. Ainsi, certains analystes suggèrent que le Panama pourrait envisager de transférer la concession à une entreprise américaine ou européenne afin d’atténuer les inquiétudes des États-Unis.
Néanmoins, depuis les menaces de Donald Trump, des commentaires surprenants apparaissent sur les réseaux sociaux. Il semble qu’une partie de la population ne s’oppose pas à céder le canal aux États-Unis, puisque les bénéfices de celui-ci ne profitent, selon eux, qu’à une minorité de la population, à une élite. En effet, malgré le contrôle de ce trésor si convoité, le Panama reste l’un des pays les plus inégaux d’Amérique latine.
Marie BESSENAY
[1] Mois de novembre, lors duquel se célèbrent de nombreuses fêtes commémorant des évènements ayant donné lieu à la naissance du pays.