Entretien avec Michel Blin, enfermé sous le régime dictatorial de Pinochet

Le régime autoritaire et conservateur qui gouverna le Chili est connu pour ses multiples atteintes aux droits de l’homme (plus de 3 200 morts et « disparus », environ 38 000 personnes torturées et plusieurs centaines de milliers d’exilés) et pour sa politique économique néolibérale menée par les « Chicago Boys ». Il est aussi à l’origine de la constitution chilienne de 1980, qui a depuis été modifiée.

Le pays, encore profondément marqué par cette période, compte encore quelques partisans du coup d’État qui font référence à cette dictature militaire sous le nom de « gouvernement militaire ». Un travail de mémoire à cependant été entrepris avec le rapport Valech qui parle de « régime dictatorial » et compile des témoignages d’exécutions sanglantes et de tortures systématiques.

Présentation rapide de Michel Blin

Michel Blin est étudiant en ingénierie agronome lorsqu’il se rend au Chili en 1973 pour y observer la réforme agraire qui devait avoir lieu sous l’impulsion du régime socialiste de Salvador Allende. Cependant, quelques jours après son arrivée à Santiago, le Palais de la Moneda est pris d’assaut par l’armée qui prépare un coup d’Etat. Les étrangers et les opposants politiques sont alors arrêtés et enfermés dans le stade national. Michel Blin y restera 15 jours avant d’être rapatrié en France. En 2023, 50 ans après les faits, il obtient réparation et la reconnaissance de de l’Etat chilien pour son enfermement.

Bonjour Monsieur Blin, pouvez-vous d’abord nous parler de votre situation à l’époque et de la raison pour laquelle vous étiez au Chili ? Et pourquoi avez-vous été arrêté lorsque vous y étiez ?

Oui, donc j’étais jeune d’abord. Je suis né en 1949, à l’époque je venais de terminer mes études d’ingénieur agricole et, avant le service militaire qui devait commencer en octobre, je voulais aller voir la réforme agraire au Chili. Aller voir sur le terrain. Mais c’était une démarches personnelle et j’étais militant politique, comme tout le monde à l’époque. Je suis arrivé à Santiago une semaine avant le coup d’État. En France on parlait de la grève des camionneurs mais je n’avais pas conscience de son importance. Par contre, les Chiliens, je pense qu’ils s’attendaient à un coup d’État. En arrivant, j’ai acheté une revue, avant le coup d’état bien sûr, elle s’appelait Punto Final et elle présentait deux versions probable : un coup d’état “mou” entre guillemets avec la démocratie chrétienne et un coup d’état “dur”. J’ai ensuite été à mon hôtel, qui donnait sur le Palais de la Moneda et j’ai pris contact avec les étudiants en agriculture. J’avais un rendez-vous le jour du Coup avec eux et la C.O.R.A qui était la corporation qui était chargée de mettre en place la réforme agraire.

Quand vous dites que vous étiez politisé à l’époque c’est-à-dire que vous suiviez un peu l’actualité de Allende au Chili ?

Oui, tout le monde suivait. A l’époque j’étais au P.S.U, le Parti Socialiste Unifié, et à ce moment-là tous les gens de gauche étaient tous allés faire un pèlerinage au Chili pour discuter avec les responsables de l’Unité Populaire.

Et aujourd’hui quel souvenir gardez-vous d’Allende ?

C’est un politicien qui s’est présenté de nombreuses fois, je crois cinq ou sept fois à la présidence. La sphère politique au Chili est très restreinte, il n’y a que quelques familles et Allende était déjà ministre de la santé en 36 dans un genre de front populaire au Chili. Donc c’est un vieux militant, un vieux routard de la politique. Par contre il est vraiment allé jusqu’au bout de son programme, il n’a pas renié son programme, et je ne ferai pas de comparaison avec la France. Il a par exemple nationalisé le cuivre sans indemnité et ça, ça a été voté par tous les députés, de gauche et de droite, au congrès chilien.

Alors, vous étiez donc dans cet hôtel lors du coup d’état, comment avez-vous vécu la prise de pouvoir des militaires ?

Le jour du coup d’État, au matin, j’ai vu des chars d’assaut au travers de la fenêtre, qui donnait sur le palais présidentiel. Je croyais que c’était des tanks qui protégeaient le président contre des manifestants de droite ou d’extrême droite. Mais c’était l’inverse, et je ne le savais pas. Très vite, il y a eu des bombardements qui ont touché le palais de la Moneda en plein centre de Santiago. Alors, j’étais à l’hôtel, et bien sûr il y a eu de la résistance. Il y a eu des tirs de quelques résistances mais plutôt sporadiques. Plusieurs balles ont touché le restaurant de l’hôtel dans lequel on s’était réfugiés. On regardait la télévision où on a assisté à l’annonce du coup d’État par l’armée qui disait aux étrangers de se rendre au commissariat. Ce que je n’ai pas fait.

Vous avez été emmené de force au stade national de Santiago ?

Oui, mais entre-temps j’ai été au consulat. Deux jours après le coup d’État on pouvait sortir, mais que pendant la journée, et puis il y avait des milices à tous les coins de rues. Je suis alors allé au consulat de France qui est censé protéger les ressortissants français. Et ils m’ont dit de retourner à mon hôtel et de me présenter au commissariat ce que je regrette d’avoir fait. Une fois de retour dans mon dans l’hôtel on a été emmenés avec d’autres hommes au commissariat où on a passé une journée. Et puis, le soir on a été transféré au stade national.

Vous avait-on expliqué les motifs de votre arrestation ?

Bien sûr que non parce que les militaires, enfin les carabiniers, étaient plutôt à cran. Je pense qu’ils ont ratissé large et puis il y avait aussi une part de nationalisme, les étrangers étaient jugés responsables du chaos dans le pays. Ils ont aussi arretés plein d’étrangers latino-américains, réfugiés d’autres dictatures.

Dans d’autres articles vous parlez d’un prêtre ouvrier qui vous avait aidé. Est-ce que vous pouvez nous en parler ?

Le dernier jour de mon incarcération au stade national, sans savoir que j’allais être libéré, on m’a emmené dans un couloir où j’ai traîné toute une journée. Là j’ai eu très peur. Puis j’ai été transféré à l’ambassade de France et là je ne me rappelle plus de rien : perte de mémoire post traumatique. Je ne me rappelle pas avoir passé une semaine à l’ambassade. Là-bas, je délirais alors j’étais veillé par un prêtre ouvrier qui s’appelait Pierre Dupuy. Il a d’ailleurs écrit un livre qui s’appel Le noir et le rouge [1.] et qui maintenant est décédé. Il était de Valparaiso et, comme prêtre ouvrier, il réparait les moteurs des bateaux dans la rade de la ville. Il était aussi militant syndical et homme politique et lors du coup d’État il voulait continuer le combat, la lutte armée autrement dit. Il s’est alors caché chez des prêtres français qui lui ont dit qu’ils allaient lui trouver une planque mais ils l’ont amené, malgré lui, à l’ambassade. Sinon il aurait été tué. Et c’est cet homme là qui m’a veillé toute la nuit jusqu’à ce qu’on reparte ensemble dans l’avion pour la France. Je l’avais ensuite perdu de vue mais je l’ai retrouvé par hasard à Oléron parce qu’il a écrit un livre sur son expérience chilienne de 67 à 73 dans lequel il parlait de moi en mentionnant un ingénieur agricole. Entre-temps, il s’occupait d’organiser des voyages au Chili où il nous a amené en 2004 avec des copains.

Vous parlez d’une perte de mémoire post-traumatique suite à votre arrestation au Chili en 1973 qui aura duré jusqu’en 1998, date de l’arrestation de Pinochet. Aujourd’hui, après avoir assimilé ce souvenir, quel ressenti vous gardez de ce moment là ?

Alors il y a des détails que j’avais oublié mais je savais que j’avais été arrêté. L’amnésie n’a pas duré jusqu’en 98 mais j’y pensais beaucoup moins. L’arrestation de Pinochet a cependant réveillé certaines choses en moi. Et, plus tard en 2006, j’ai découvert l’association par un de ses membres qui venait à Lannion faire une conférence et j’ai fait un dossier de reconnaissance, le dossier Valech II, pour être reconnu victime des violations de droits de l’homme au Chili sous la dictature. Mais encore, et récemment même, quand j’en parle à certaines personnes je fond en larmes. Parfois aussi, lorsque je fais des interventions devant des journalistes ou dans des lycées, je ressens une vague d’émotions.

Dans le cadre de votre travail de mémoire vous nous aviez mentionné que vous faites des interventions dans les lycées. Comment est ce que vous parlez de votre expérience à ces gens ?

Je fais ce type d’intervention avec des élèves de la première à la terminale et avec des profs d’histoire géo ou d’espagnol. Et donc, je raconte mon expérience, puis la discussion dérive un peu sur le Chili, bien sûr, et puis on parle aussi un peu de philosophie. Enfin bon, c’est un grand mot mais on réfléchit sur la mémoire, sur la violence d’État et sur l’identité. D’ailleurs, certains de mes amis me disent actuellement que je suis un peu obsédé par le Chili alors que je n’y suis allé qu’une semaine et après j’y étais 15 jours en vacances.

Lors de vos interventions, comment réagissent les lycéens en face de vous ?

Les élèves sont plutôt scotchés parce que quand je raconte mon expérience avec des détails ça plombe un peu l’ambiance. Mais les profs font préparer des questions et souvent c’est assez pertinent. Il y a une grande maturité je trouve, en terminale.

Comment vous interprétez les enjeux de votre travail de mémoire ?

On peut s’interroger aujourd’hui sur la mémoire de la guerre d’Algérie. Pour moi le bilan n’a pas été fait. Je pense que Macron a fait un certain travail mais le bilan n’a pas été “digéré” par les français. De même au Brésil, il y a une dictature militaire très longue et les militaires n’ont jamais été condamnés ce qui a permis à Bolsonaro d’être élu parce que pour le citoyen moyen un démocrate et un dictateur c’est pareil. Au Chili, il y a des sondages récents qui disent que 1/3 des chiliens soutiendraient encore le coup d’État de Pinochet et qu’il avait eu raison de faire ce qu’il a fait. Il y en a aussi la moitié qui estiment que si un président n’a pas respecté ses promesses électorales, les militaires peuvent faire un coup d’État. De mon côté, j’essaye par mes petits moyens de témoigner et de dire qu’il y avait des français aux côtés d’autres étrangers qui ont été victimes.

Avez-vous gardé des contacts avec des français qui étaient aussi enfermés là-bas, mis à part le prêtre ouvrier ? Ou avec des Chiliens avec qui vous avez partagé cette expérience ?

Des français j’en ai contacté certains pour faire mon dossier et j’en ai vu certains vouloir enfouir tout cela. Je suis aussi en contact avec des exilés chiliens qui ont créé l’association des ex-prisonniers politiques chiliens en France depuis l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998. A ce propos, il m’est arrivé une aventure assez extraordinaire. En 2003, j’ai lu dans Le Monde un article de journal de Christine Legrand, correspondante au Chili, qui faisait le portrait Daniel Cespedes et dans son article apparaissait la photo d’un chilien à l’intérieur du stade avec les yeux exorbités parce qu’il avait la trouille. Et il était avec moi dans le vestiaire qui servait de prison. Et elle l’a retrouvé je sais pas comment et elle l’a interrogé dans son article. Alors, j’ai téléphoné au Monde et elle m’a donné le téléphone de Daniel Cespedes et depuis je correspond avec lui par mail, et ce n’est pas toujours facile. Au début, il avait peur de demander une indemnisation à l’État par la liste Valech II. La preuve que la peur est encore présente.

Pour les démarches administratives vous faites mention d’une association qui vous a aidé en France.

Oui c’est ça, pour faire le dossier j’ai témoigné et j’ai fait appel à cette Association des Ex-Prisonniers Politiques Chiliens en France. Et suite à ce dossier, 51 ans après les faits j’ai pu recevoir une reconnaissance de l’implication de l’état chilien dans mon arrestation. Mais c’est en fait plus compliqué, car j’ai fait une première démarche avec la liste Valech II et depuis 2011 je suis reconnu et indemnisé. Mais il y cinq ans j’ai repris les démarches administratives sur les conseils d’une amie chilienne pour les attaquer dans un tribunal civil. Je ne le fais pas tellement pour l’argent mais plutôt pour la dignité et la reconnaissance. Je veux aussi montrer la solidarité avec le peuple chilien.

Et avez-vous pu assister vous-même au procès de l’État chilien ?

Non, c’était à Santiago, mais mon avocat y était et il a pu transmettre tous les témoignages que j’ai fait sur mon état actuel avec un médecin et une psychologue que j’ai fait traduire par un traducteur officiel. Mais j’ai agi par papier quoi, si on veut.

Aujourd’hui, êtes-vous satisfait des décisions juridiques qui ont été prises ?

De moitié parce que l’État prend en charge les réparations des crimes mais les militaires au Chili ne sont pas inquiétés et peuvent dormir tranquillement dans leur lit. Il y a en fait une doctrine de la Cour Suprême qui dit qu’il peut y avoir des crimes sans bourreaux, ou des crimes dont on connaît les victimes mais pas les bourreaux, à partir de laquelle il peut y avoir une amnistie. Au Chili, les militaires se sont ainsi auto-amnistiés en 1978.

En Espagne aujourd’hui il y a de plus en plus d’initiatives de la part de l’État et d’associations privées pour essayer de retrouver les restes des disparus sous la dictature franquiste dans le cadre d’un travail de mémoire. Est ce qu’au Chili on trouve cet engouement de la part d’une partie de la population ou d’une partie de la classe politique pour retrouver cette mémoire disparue ?

Oui, avec l’association on a fait un travail d’archives avec la Bibliothèque d’Histoire Contemporaine de Nanterre dans lequel j’ai fait un témoignage pendant 2h sur mon parcours. Il y a un exemplaire qui reste en France pour les chercheurs un autre qui va au musée de la Mémoire et des Droits de l’Homme de Santiago. Il y a aussi eu une stelle avec les noms des disparus qui a été posé au cimetière de Santiago. Donc oui il y a un effort pour la mémoire mais c’est comme si les militaires n’étaient pas concernés, d’autant plus qu’au Chili il y a 25% des victimes qui sont déjà mortes et qui ne peuvent pas témoigner dans un procès. Et Pinochet n’a pas été jugé, il y a eu des procès mais il a été jugé inapte.

Suite à votre expérience est ce qu’il y a une espèce d’appréhension de la violence que peut exercer un Etat fort sur ces concitoyens ?

La violence d’Etat je sais qu’elle peut exister mais pour moi c’est pas la folie de Pinochet qui est responsable, d’abord Pinochet ne faisait pas partie du projet de coup d’État au départ, sinon plutôt les classes dominantes au côté des USA. Et cette violence provient aussi du contexte, c’était la guerre froide. Et d’ailleurs on retrouve cette violence entre le Royaume-Unis et l’Irlande. Alors je ne sais pas si j’ai une méfiance envers l’état mais disons que j’ai un regard critique, j’analyse. La méfiance je la dirige plutôt vers la bourgeoisie soutenue par les médias dominants, El Mercurio, un média chilien qui a un quasi monopole dans le pays, a participé au coup d’État. Mais ça n’est pas une colère, c’est plutôt un regard critique que je retiens.

Comment vous interprétez aujourd’hui la montée en popularité de l’extrême droite en France ?

C’est plus politique mais les gens, quand ils sont désespérés, choisissent un sauveur simple avec des solutions simples et un bouc émissaire. Après je ne pense pas qu’on puisse calquer le cas chilien sur la France. La seule comparaison qui me semble pertinente c’est avec la mémoire de la guerre d’Algérie. Le bilan de la guerre d’Algérie n’a pas été fait. C’est une vraie guerre et non pas de simples « événements » en Algérie et le bilan n’a pas été fait des deux côtés de la Méditerranée. Même si il y a eu des initiatives de la part du président Macron, ce qui est très bien d’ailleurs, mais ça n’a pas été fait jusqu’au bout. Il faudrait écrire les faits dans un livre d’histoire commun. Je fais la comparaison mais encore une fois le cas de l’Algérie et du Chili sont très différents. Là-bas, il y a vraiment eu une théorie de l’ennemi intérieur et l’État catégorisait comme ennemi ceux qui avaient des idées politiques différentes, dans ce cas des idées de gauche. Et aussi, un truc important, c’est que les gens étaient arrêtés pour leurs idées, parce qu’ils avaient les cheveux longs où qu’ils étaient pauvres. Dans les poblaciones, qui sont des bidonvilles, il y a eu beaucoup plus d’arrestations qu’ailleurs et, parce qu’ils étaient pauvres, alors qu’ils travaillaient, ça n’étaient pas des mendiants, ils ont été la première cible. Et là on touche aussi à une caractéristique de la société chilienne où il y a un grand mépris pour le peuple. J’en ai été témoin de nouveau en 2004 lorsque je suis allé en voyage là-bas. Les pauvres par exemple on les appelle los rotos, les cassés en français. Et il y a aussi un grand mépris envers les Mapuches, qui est la communauté indienne majoritaire au Chili. Mais ça reste une société avec des inégalités sociales très importantes. Il y a par exemple une loi de sécurité antiterroriste qui est appliquée spécifiquement aux tribus Mapuches, et qui est toujours en vigueur depuis l’époque de Pinochet, alors qu’ils revendiquent les terres de leurs ancêtres. Aujourd’hui au Chili on voit plein d’exemples d’inégalités socio-culturelles qui trouvent leurs origines dans la dictature et dans sa survivance juridique.

On a vu le Chili entrer dans une grave crise sociale en 2019 suite à l’élévation du prix du ticket de métro. Est ce que ce mouvement rentre dans le cadre de cette survivance du pinochetisme ?

Oui, alors attention ça n’est pas Le ticket de métro qui est à l’origine de ces soulèvements. C’est bien plus profond. Mais ce qui étonnant c’est que ce sont les jeunes qui ont démarré ce mouvement parce qu’ils n’avaient pas peur comme leurs aînées, parce qu’ils n’ont pas connu la dictature. Les gens de mon âge cependant cultivent encore cette peur. Alors derrière cette augmentation de quelques centimes il y avait surtout une résistance face à la situation économique.

[1.] CHILI 1967-1973 : Témoignage d’un prêtre ouvrier ou Le noir et le rouge – Pierre Dupuy – L’Harmattan – Grand format – Librairie Gallimard Paris