Caracas, Venezuela : Confusions démocratiques et réajustements internationaux

La mayonnaise des tensions a glissé du local au global de façon surprenante, compte tenu de ce qu’est le Venezuela.  À supposer que la votation de juillet 2024 ait été manipulée par le pouvoir en place, comment comprendre cette montée d’adrénaline de Buenos Aires à Madrid, de Lima à Mexico, de Santiago du Chili à Panamá Ville ? L’enjeu vénézuélien, est-il de nature à provoquer un tel dérapage international ?  Au nom de quels intérêts ? L’éthique ? L’économie ? La géopolitique ? Une certitude.  L’élection a bel et bien été truquée. Les faits collectés par les opposants, comme par les observateurs de la Fondation Carter, le relevé des évènements courants, sont difficilement contestables. Les candidats oppositionnels les plus crédibles, comme Corina Machado, ont été empêchés de se présenter. La campagne officielle disposait de moyens matériels et de facilités sans commune mesure avec ceux dont disposait les adversaires du pouvoir en place.  L’organisme chargé de veiller au bon déroulement du scrutin, la CNE, la Commission Nationale Électorale, n’a pas cette fois-ci rendu public les résultats bureau de vote par bureau de vote. Le Tribunal suprême saisi de façon juridiquement insolite n’a pas exigé, comme pourtant le veut la loi, la publication des procès-verbaux électoraux. Il a validé le résultat donné par la CNE. Ce tribunal est, il est vrai, composé depuis 2017 de juges amis des autorités.

Le résultat est donc, sous réserve de la publication des résultats, bureau par bureau, non conforme aux règles de la démocratie, telles que définies par la législation vénézuélienne. Les opposants ont protesté. Ils ont cherché des soutiens extérieurs.  Cette quête s’est révélée positive, mais de façon partielle. Régionalement, les présidents argentin, chilien, dominicain, équatorien, guatémaltèque, panaméen, paraguayen, péruvien, uruguayen, ont reconnu la victoire du candidat de l’opposition, Edmundo González.  Les chefs d’État d’Argentine, d’Uruguay, du Pérou, de République Dominicaine, ont réservé à Edmundo Gonzalez, un accueil de Président du Venezuela, à quelques jours du 10 janvier. Les Etats-Unis, du moins le président en fonction à ce moment-là, Joe Biden, ont adopté une position identique. Brésil, Colombie et Mexique ont demandé l’organisation d’une nouvelle consultation. Les pays européens ont refusé de valider la votation. L’Espagne a accordé l’asile politique à Edmundo Gonzalez. Le parlement européen lui a décerné le Prix Sakharov des droits de l’homme. Mais l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, la Pologne, toutefois ne lui accordent aucune légitimité présidentielle. Les gouvernements des pays cités, à l’exception du Brésil, de la Colombie et du Mexique, n’ont pas été, même de façon symbolique présents à la prise de fonction présidentielle de Nicolas Maduro.

Plusieurs États de la région ont en revanche salué la victoire de Nicolas Maduro, la Bolivie, Cuba, le Honduras et le Nicaragua. Hors zone l’Algérie, la Biélorussie, le Burkina Faso, la Chine, le Congo-Kinshasa, l’Iran, le Mali, le Nigéria, l’Ouganda, la RASD (Sahara occidental), la Russie, la Serbie, la Turquie, ont adopté la même attitude.  Leurs délégués, présidents (Cuba et Nicaragua) ministres, parlementaires ou ambassadeurs, ont assisté aux manifestations du 10 janvier 2025 aux côtés du nouveau président. Tout comme la Ligue arabe, l’OPEP, et le Forum de Sao Paulo, qui a organisé avec le PT brésilien une réunion de travail.  Un « Forum antifasciste » a réuni plusieurs centaines de délégués originaires d’une centaine de pays. Les diplomaties du Brésil, de la Colombie et du Mexique, en dépit de leur positionnement critique, ont également pris part aux festivités. Aucun représentant européen en revanche n’a assisté aux cérémonies. 

En dépit des manifestations organisées par les opposants dans les rues de la capitale vénézuélienne, Nicolas Maduro a pu fêter, comme en 2013 et en 2018, entouré de ses amis, les débuts de sa troisième mandature. Détenteur de l’autorité, il a pu faire arrêter préventivement un certain nombre d’adversaires, et déployer les forces nécessaires au maintien de l’ordre. Les opposants, sûrs de leur bon droit ont vécu ce 10 janvier, comme une journée de dupes. L’appui des « grandes » démocraties américaines et européennes, la reconnaissance présidentielle, d’Edmundo Gonzalez, n’auront rien changé au déroulement des évènements. Président le 9 janvier, Nicolas Maduro l’était toujours le 10.   

Ces circonstances, peuvent-elles se lire en bras de fer entre démocrates et autocrates ? Le camp des autocrates, aurait selon ce scénario pris le 10 janvier, à Caracas, le dessus sur celui des démocrates.  Le commentaire a le mérite de la simplicité comme celui de pouvoir être activé de façon militante. D’un côté, celui de l’opposition, on trouverait les pays de l’Alliance atlantique, les démocraties « impérialistes », accompagnées d’un certain nombre de latino-américains. De l’autre le réseau des BRICS, la Chine et un certain nombre de régimes autoritaires et illibéraux. 

Problème, il y a des trous dans cette raquette idéologique. Le camp des « méchants « est bien l’allié de Nicolas Maduro. On y trouve le nicaraguayen Daniel Ortega, comme le Russe Vladimir Poutine. L’un et l’autre ont réduit le champ des libertés publiques à sa plus simple expression.  Vladimir Poutine a violé la Charte des nations unies en envahissant son voisin ukrainien. Divers régimes illibéraux ont également tenu à être présent à Caracas, régimes militarisés d’Afrique ou à partis uniques, la Chine et Cuba. Mais il est difficile de mettre dans ce même sac la Bolivie, le Honduras, qui sont des démocraties pratiquant l’alternance, et qui ont pourtant fait le déplacement de Caracas. Le Brésil, la Colombie et le Mexique, également représentés, par leurs gouvernements et leurs formations partisanes, sont des pays démocratiques. Qui eux aussi étaient à Caracas.

En face les grandes démocraties, respectent bien les valeurs de leurs constitutions respectives, mais peinent à rester « dans les clous ». En Roumanie une élection présidentielle a été annulée, dans une ambiguïté juridique couplée sur une grande discrétion médiatique. Israël, a envahi unilatéralement la Palestine de Gaza, le Liban et la Syrie.  Des faits relevant de la Cour pénale internationale ont fondé sa mise en examen internationale. La France a suspendu sans justificatif juridique et moral Israël des règles d’application fixées par le traité de Rome instituant une Cour pénale internationale. Aux Etats-Unis le président entrant Donald Trump, garant de l’ordre juridique interne comme interétatique et de l’éthique démocratique, vient d’être condamné par un tribunal. Ce qui ne l’a pas empêché d’afficher son intention de violer le droit des gens. Il a en effet déclaré vouloir annexer divers territoires étrangers au besoin par la force, le Canada, le Groenland et Panama, et se réserver le droit d’intervenir militairement au Mexique, si nécessaire.

Les lignes de partage ne sont peut-être pas, ou pas uniquement, idéologiques. Les positionnements des uns et des autres sont plus fluides que radicalement alignés sur une position intransigeante Les gouvernements du Brésil, de Colombie et du Mexique ont refusé de reconnaitre la victoire électorale de Nicolas Maduro. Ils ont proposé un compromis, la tenue d’une nouvelle consultation, rejeté à ce jour par les deux parties. Ils ont pourtant souhaité être présents aux cérémonies de son accession au pouvoir. Les Européens ont déroulé un tapis rouge à Edmundo Gonzalez, candidat ayant tenté de forcer l’alternance présidentielles. Aucun ambassadeur européen n’a assisté aux cérémonies, d’investiture de Nicolas Maduro. Ils ont cependant tous maintenu leurs ambassades de Caracas. La position des Etats-Unis reste une inconnue. Joe Biden a bien reçu à la Maison Blanche Edmundo Gonzalez. Mais Donald Trump qui a pris ses fonctions le 20 janvier 2025, n’a pas rencontré le leader oppositionnel, alors qu’il était à Washington. Donald Trump n’avait rien dit au lendemain de la présidentielle vénézuélienne.

Ajoutant à cette confusion des sentiments on notera que le « camp des libertés », celui de l’opposition vénézuélienne a un fort ancrage d’extrême-droite. La chef de l’opposition, Corina Machado, interdite de candidature présidentielle par les autorités de Caracas, a signé la « Lettre de Madrid », document fondateur de l’ibérosphère fondée par le parti d’extrême-droite espagnol, Vox. Elle a pu dans ce réseau trouver des soutiens institutionnels, comme ceux du chef d’État argentin, Javier Milei et celui de républicains nord-américains actifs au sein de la CPAC, Conférence d’Action Politique Conservatrice. Sous diverses latitudes les dérèglements démocratiques, incontestables, du régime Maduro ont été instrumentalisés à des fins de politique intérieure, – par le Parti Populaire espagnol par exemple-, diabolisant tout projet progressiste. Les forces les plus réactionnaires d’Amérique latine, les amis du clan brésilien des Bolsonaro, le parti républicain du Chili, sont de ceux-là.

Le spectacle offert le 10 janvier 2025 à Caracas, est bien davantage qu’un désordre des idées. Il est aussi désordre des codes de conduite internationaux. Pour le Brésil de Lula, la Colombie de Gustavo Petro, le Mexique de Claudia Sheinbaum, ce qui se joue au Venezuela au-delà du respect des valeurs démocratiques est l’acte d’un drame au livret dédié aux nouveaux rapports internationaux :  La chute de Nicolas Maduro, pourrait en domino affaiblir les aspirations d’autonomie souveraine des gouvernants souhaitant desserrer les règles imposées par les États-Unis et leurs alliés depuis la fin de la guerre froide. Gabriel Boric au Chili, fait exception.  Pressé, à quelques mois des présidentielles, par une extrême-droite à l’affût de toute compromission réelle ou supposée à l’égard de Nicolas Maduro, il n’a sur le Venezuela bolivarien aucune marge. Il doit condamner les manquements à la démocratie, d’un régime repoussoir instrumentalisé par ses opposants, un régime qui par ailleurs a soutenu publiquement les revendications territoriales de la Bolivie sur le nord du Chili.

Le positionnement de la Chine, de la Russie, de l’Iran, de la Turquie, des pays du Sahel, en faveur de Nicolas Maduro, comme celui de la Bolivie, Cuba et du Nicaragua relèvent davantage des ajustements rugueux de l’ordre international que d’une quelconque sympathie idéologique.  La montée en puissance d’un grand affrontement entre Pékin et Washington passe aussi par Caracas. Pays aux ressources énergétiques majeures, allié de la Chine, candidat à l’adhésion au groupe BRICS le Venezuela est une pièce importante dans ce grand réajustement du monde.  La présence du Secrétaire général de l’OPEP conforte le jugement.  La prudence ambiguë des Européens et les ambiguïtés de Donald Trump, trouvent sans doute là aussi leur raison principale. Le monde concurrentiel, privilégiant les rapports de force, qu’annonce l’arrivée de Donald Trump aux affaires dans son pays , a manifestement distillé ses effluves sur les cérémonies du 10 janvier 2025 à Caracas.