Pour la quatrième fois, les éditions Revival éditent des récits du maître argentin, Alberto Breccia (1919-1993). Ce recueil comprend une histoire complète intitulée Rapport sur les aveugles, suivi d’un ensemble de nouvelles titré Cauchemars. Ces nouvelles sont adaptées d’écrits de H.P. Lovecraft, Robert Louis Stevenson, Lafcadio Hearn, Jean Ray et Giovanni Papini. Les influences littéraires donnent le ton à cet ensemble gagné par la paranoïa, l’effroi, l’horreur et la mort. Une belle édition qui permet aux lectrices et lecteurs de (re)découvrir l’apport de cet immense auteur à la bande dessinée.
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Fernando Vidal Olmos est un homme obsédé par les aveugles. Il mène des recherches à leur sujet depuis fort longtemps. Notre protagoniste les étudie et les surveille. Fernando développe une théorie selon laquelle la froideur de leur peau viendrait du fait que les aveugles vivent entre eux dans les profondeurs des cavernes, des grottes, des caves et autres canalisations. Une hiérarchie organise cette loge occulte menée par le conseil des aveugles. Les aveugles sont dangereux. Un jour, un homme qu’il connaît, du nom de Celestino Iglesias, devient aveugle suite à un accident. Il assiste alors à la métamorphose de son compagnon qui s’éloigne de lui, jusqu’à ce que des aveugles viennent le chercher. Fernando les prend en filature et espère percer à jour les secrets de cette mafia des aveugles. Commence alors un véritable cauchemar.
La relation conflictuelle entre Alberto Breccia et la bande dessinée
En 1993, peu de temps avant sa disparition, l’auteur argentin est invité à partager son regard sur la création dans la bande dessinée mondiale. Sans ambages, Alberto Breccia déclare : « Beaucoup de merde, beaucoup d’idiotie, beaucoup de super-héros stupides, beaucoup de scénarios commerciaux, peu de créativité. Tout le monde veut vendre et utilise donc des formules de vente facile ». Ce proche d’Hugo Pratt déclare n’avoir « jamais lu Corto Maltese » et posséder « six cents albums dédicacés par des auteurs de bande dessinée et je n’en ai lu aucun ». Pourquoi un tel positionnement ? Alberto Breccia est un dessinateur et peintre qui s’estime piètre scénariste. Il se refuse à travailler à de trop nombreuses reprises avec un scénariste qui finirait par lui écrire des scénarios sur mesure. Un chemin qui briderait sa créativité. L’auteur argentin est en avance sur son temps. Ses exigences et ses goûts graphiques ne peuvent se satisfaire d’un médium normé par l’industrie. Le roman graphique et sa liberté créative ne constituent pas encore une nouvelle norme, tandis que la révolution portée par l’Association débute à peine.
Alberto Breccia, un héraut de la littérature
Quand il présente ses planches de Rapport sur les aveugles aux dirigeants de Casterman, il témoigne de la difficulté que rencontre son univers graphique à convaincre les grands éditeurs de l’époque : « À l’ouverture de la boite qui contenait les planches, ils ont fait un imperceptible bond en arrière ». Le refus est poli, mais probablement difficile à accepter pour Alberto Breccia, convaincu de n’avoir jamais créé meilleure bande dessinée. D’autant plus qu’il s’agit d’une adaptation de la troisième partie d’un épais roman d’Ernesto Sabato intitulé Héros et tombes. Un ouvrage qui lui tient à cœur et qui est considéré comme un récit majeur de la littérature argentine.
Dans ce recueil publié par les éditions Revival, Alberto Breccia témoigne de son amour immense pour la littérature qui semble être la seule à même de lui proposer des scénarios d’une complexité qu’il juge satisfaisante. Ce qui ne l’empêche cependant pas de retravailler les récits en privilégiant deux axes : opérer des coupes claires dans l’histoire afin d’en réduire drastiquement la longueur, tout en conservant la substantifique moelle, et abolir l’essentiel des repères temporels et géographiques afin de favoriser l’émergence du fantastique. Un genre littéraire particulièrement prisé par l’artiste.
Pourquoi privilégier le genre fantastique ?
Le genre du fantastique permet à Alberto Breccia de justifier l’implosion des codes de la bande dessinée dans ses planches. Le souci de lier la forme et le fond. Peintre à ses heures perdues, l’homme aime à s’adonner aux formes suggestives, davantage qu’aux formes figuratives. Avec le fantastique, l’auteur argentin joue avec les angoisses, l’effroi, la paranoïa et l’horreur et leur donne une traduction graphique. Parmi ses techniques préférées, on retient l’usage des découpages et collages, ainsi que le mélange des textures, qui parsèment ses œuvres les plus personnelles.
Dans Rapport sur les aveugles, la folie paranoïaque de Fernando Vidal Olmos est admirablement retranscrite par ces formes que l’on peine à cerner. Les profondeurs labyrinthiques dans lesquelles le protagoniste s’aventure sont accompagnées par des représentations graphiques qui donnent à voir tout l’étendu de sa détresse émotionnelle. La création de l’artiste est aussi fortement influencée par la peinture, lui qui a été directeur-fondateur de l’Institut d’Art de Buenos Aires et professeur de dessin de l’École Panaméricaine d’Art de Buenos Aires. Des cases de Rapport sur les aveugles évoquent certains tableaux cubistes.
Dans le recueil Cauchemars, la couleur est présente et son usage aide grandement à l’installation d’ambiances fantastiques, sordides et horrifiques. Le travail sur les visages est également essentiel dans ces ouvrages. Ces « tronches » qui hantent les cases se fossilisent dans votre rétine et ont une expressivité telle qu’elles ne sauraient nous laisser indifférent(e) à la lecture. En adaptant des récits qui vont de H.P. Lovecraft à Robert Louis Stevenson, en passant par Jean Ray et Giovanni Papini, Alberto Breccia nous invite à nous immerger dans une véritable esthétique macabre.
La bande dessinée sud-américaine
Nous profitons de cette chronique pour remercier sincèrement les maisons d’édition qui permettent aux lecteurs et lectrices qui le souhaitent de découvrir une bande dessinée sud-américaine d’une richesse que l’on ne soupçonne pas, une fois sortie du Chilien Alejandro Jodorowsky et des auteurs argentins Juan Giménez et Quino. Les éditions Revival apportent leur pierre à l’édifice par la réédition d’œuvres d’Alberto Breccia et ses scénaristes tels Carlos Trillo et Héctor Oesterheld. On peut également citer la maison d’édition Les Rêveurs qui réalise un remarquable travail d’édition d’auteurs à la fois actuels et patrimoniaux : le Brésilien Marcelo Lelis (En fuite !, Réparations) et les auteurs argentins Carlos Nine, Lucas Nine (La Peur émeraude) et Jorge Gonzales.
On citera enfin les éditions incontournables en la matière : Ilatina. Parmi leurs publications, on pourra retenir la trilogie Mega de Salvador Sanz, Alvar Mayor d’Enrique Breccia et Carlos Trillo ou La fille de Rokubei de Eduardo Mazzitelli et Enrique Alcatena. Par ailleurs, un financement participatif est actuellement proposé par la maison d’édition pour une œuvre qui s’annonce particulièrement talentueuse : Monogatari de l’auteur argentino-japonais Agustin Graham Nakamura. Le dessin est incroyable et on vous invite à aller découvrir ce projet. In fine , on vous recommande chaudement Rapport sur les aveugles, suivi du recueil de nouvelles Cauchemars, d’Alberto Breccia. On précisera toutefois que la créativité graphique de l’auteur peut rebuter plus d’un lecteur ou d’une lectrice qui aurait l’habitude de ne pas s’aventurer au-delà des normes industrielles.
Lire Alberto Breccia est une charmante expérience sensorielle et un véritable plaisir immersif pour les amateurs et amatrices de fantastique. On signalera enfin une excellente préface de Vladimir Lecointre qui recontextualise l’œuvre d’Alberto Breccia avec de précieuses informations à même de compléter la lecture. N’hésitez pas à découvrir les autres récits dessinés par l’auteur aux éditions Revival : Cornelius Dark, Sherlock Time et Qui a peur des Contes de fées ? .
Romain GARNIER *
- Professeur d’histoire-géographie, Rédacteur en chef adjoint du média ActuaBD et Membre de l’ACBD (Association des critiques et journalistes de bande dessinée).
Revival a vu le jour grâce à une campagne de financement participatif en juillet 2018. Né d’une double impulsion, le label dirigé par l’éditeur et journaliste Vincent Bernière s’attache à faire revivre les classiques d’hier et à promouvoir les jeunes artistes d’aujourd’hui. Les classiques d’hier, ce sont les auteurs qui nous ont donné la passion de la BD : Alain Saint-Ogan, Andrea Pazienza, Alberto Breccia… Les jeunes d’aujourd’hui sont ceux dont nous admirons le travail et la vitalité : Berliac, Moa Romanova… Entre-deux, il y a beaucoup d’inclassables, qui ne sont plus des Modernes et qui suivent le chemin des Anciens, des auteurs parfois très connus à l’étranger mais peu en France : Guy Colwell, Steven Gilbert…