« L’énigme de l’Amérique latine » d’Emir Sader : comprendre les turbulences de notre époque

Tout effort de compréhension du contexte politique et économique de cette période agitée est précieux. Plus encore s’il se concentre sur l’enchevêtrement des temps latino-américains, dans lesquels les néolibéralismes fascisés – comme le dirait Álvaro García Linera – se développent, s’abreuvant de la confusion. Une énigme d’époque, un bouleversement hégémonique mondial et régional dans lequel, outre l’exploitation conservatrice du désordre – menée par ces spéculateurs kasto-bolomilistes de l’incertitude -, il y a la difficulté des secteurs en transformation à offrir aux gens ordinaires l’espoir d’une vie meilleure.

Mais malgré l’insaisissabilité de la clarté et l’insaisissabilité de la certitude aujourd’hui, il y a ceux qui ne ménagent pas leurs efforts pour nous donner les clés pour les trouver, comme le Brésilien Emir Sader, qui dans El enigma de América Latina. La izquierda del siglo XXI (édition Pehuén, 2022) propose des outils pour démêler le nœud politico-économique actuel en passant en revue le capitalisme mondial et régional du XIXe siècle au début du XXe siècle. Géopolitique historique du capital, mais aussi géopolitique historique de ses affrontements : le parcours de Sader dans L’énigme de l’Amérique latine s’étend aussi à la trajectoire de la gauche locale depuis le début du XXe siècle jusqu’au jour où il clôt le manuscrit.

L’énigme politico-économique de l’Amérique latine au XXIe siècle. Si, dix ans avant la fin du XXe siècle, Fidel Castro s’interrogeait sur la place de l’Amérique latine dans le XXIe siècle, c’est au cours de ses cinq premières années que la région a acquis une place notoire dans le siècle en raison de la fertilisation politique de ce désert stratégique que la chute des socialismes réels a provoquée dans la gauche.

Sader le décrit bien, en proposant l’une des thèses les plus intéressantes du livre : « L’Amérique latine, par sa propre trajectoire tout au long du vingtième siècle, est devenue le maillon le plus fragile de la chaîne néolibérale dans le monde .» La faiblesse du maillon attend la rupture de la chaîne, l’illusion de la rupture du maillon, mais surtout, elle affirme l’imagination de la fissure. Imaginer la déliaison néolibérale. C’est la place gagnée au siècle : « Ce n’est pas un hasard si c’est aussi la région où a émergé le seul ensemble de gouvernements anti-néolibéraux au monde .» En ce sens, Sader place à juste titre les gouvernements du premier cycle progressiste régional à la juste échelle de leur stature transformatrice mondiale. La révolution bolivarienne, la révolution démocratique et culturelle, et la révolution citoyenne, les projets ; Hugo ChávezEvo MoralesNéstor KirchnerRafael CorreaJosé Mujica et Luiz Inácio « Lula » da Silva, leurs têtes de file. Mais leur place dans le siècle n’est pas assurée de durer. Les projets vacillent et la capacité de déstabilisation du néolibéralisme fascisant s’affiche. Michel TemerJeanine ÁñezJuan Guaidó et Lenín MorenoMauricio MacriJair Bolsonaro et, après le dernier point du manuscrit, Javier MileiLuis Arce, en un rien de temps, renverse démocratiquement le coup d’État ; Lula (qui, pour Sader, est le « principal dirigeant politique de gauche du XXIe siècle »), après la publication du livre, revient, battant de justesse Bolsonaro.

L’énigme de l’Amérique latine a émergé à cause de ces allées et venues. La gauche du XXIe siècle est un livre résolument ouvert. Une partie de sa valeur réside dans cette ouverture. La précaution précieuse de Sader n’est pas de conclure mais d’essayer de déchiffrer, malgré la volatilité de l’époque, les éléments de permanence politique et économique de ces dernières années. D’élucider ce qui reste, ce qui se dilue. C’est la profondeur de l’énigme latino-américaine que Sader aborde et que, défiant notre époque enchevêtrée, il nous confie le soin de poursuivre.