Interview exclusive de l’écrivain colombien Héctor Abad pour son livre « Sauf mon cœur, tout va bien »…

L’écrivain colombien Héctor Abad est venu à Paris présenter son dernier roman Sauf mon cœur, tout va bien aux éditions La Part Commune. Une histoire émouvante et tragique inspirée de faits réels. Nous l’avons rencontré à la Maison de l’Amérique latine de Paris.

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Héctor Abad, votre nouveau roman intitulé Sauf mon cœur, tout va bien est sorti en France en août dernier. Le titre vient d’un sonnet d’un poète, Eduardo Carranza, un des poèmes préférés du protagoniste principal, le prêtre Luis Córdoba. Le roman s’inspire de la vie d’un homme qui a existé, bien connu en Colombie, le prêtre Luis Alberto Álvarez. Comment vous est venue l’idée d’écrire ce roman ?

J’ai écrit la première version de ce roman pendant la pandémie. J’étais en train d’écrire un autre roman très différent, plus politique, sur un journaliste poursuivi par la mafia à Medellín mais avec la pandémie je n’étais plus intéressé d’écrire ce roman. Et je commençais aussi à avoir des douleurs dans la poitrine à cause d’un souffle au cœur, après on m’a dit que c’était une sténose aortique. Et à cause de ce problème cardiaque, je me suis rappelé un vieil ami qui était Luis Alberto Álvarez, ce prêtre. D’autre part, ma mère était très affectée par la pandémie pas physiquement mais comme elle avait déjà 95 ans, l’isolement est terrible pour les personnes âgées, elle souffrait donc beaucoup de cette situation. Elle avait aussi été très affectée par mon athéisme et je me suis dit, je vais faire plaisir à ma mère et je vais écrire un roman dans lequel il y ait des prêtres bienveillants comme le protagoniste ! C’est cela l’origine du roman et aussi parce que pendant la pandémie on se sentait tous menacés de mort comme une personne qui attend une transplantation cardiaque. À chaque moment elle peut mourir si on ne trouve pas de donneur. Comme pendant la pandémie si on ne trouvait pas de vaccin.

Vous avez connu personnellement Luis Alberto Álvarez . Dans quelles circonstances ?

Oui j’ai été très ami car dans la Medellín des années 70-80 Il fut un grand professeur. Il représentait une alternative culturelle dans une ville très violente. C’était très beau de voir une personne qui se consacrait à la musique et au cinéma à cette époque. J’ai été avec ma femme à des cours qu’il donnait sur l’histoire du cinéma. On est devenus très amis, en particulier en partageant des repas ensemble. Il aimait bien manger et bien boire et moi j’aimais cuisiner ! Il venait donc souvent chez moi. On est devenus très amis. D’autre part il faut dire que je n’ai pas beaucoup d’imagination ! Je me base sur des choses réelles ou mon expérience. Quand je me suis séparée de ma femme et que Luis Alberto Álvarez attendait une transplantation cardiaque, il est venu vivre chez moi. Et donc le fait qu’il aille vivre dans une maison avec des enfants (j’en ai deux)  et une femme d’origine italienne je l’ai pris de la réalité. La partie romanesque raconte ce qui s’est passé dans cette maison et que je ne connaissais pas. Mon ex-femme ne me l’a pas raconté ! Une femme séparée qui reçoit un prêtre, lui-même attendant un cœur, c’était donc vrai mais j’ai toujours pensé que c’était incroyable. Un prêtre qui se met à occuper la place d’un père dans une maison c’était très poétique ! J’ai donc pensé que je pouvais raconter cette histoire. Ce prêtre est resté dans cette maison, puis a dû être hospitalisé et est décédé d’une opération cardiaque (c’était en 1996).

La maladie cardiaque de Luis, El Gordo (appelé ainsi pour sa forte corpulence), est un thème central dans le roman car il attend cette transplantation. Ce qui tient le lecteur en haleine jusqu’à la fin dramatique du roman. Pourquoi donnez-vous tant de précisions scientifiques, médicales ?

J’ai commencé à étudier médecine quand j’étais jeune. Mon père était médecin, et d’autres personnes de la famille également. En plus je suis hypocondriaque ! mais un hypocondriaque qui, lorsqu’il a quelque chose, veut effectuer des recherches, connaître tout de ce qu’il a. Comme j’avais aussi des problèmes cardiaques, j’ai beaucoup effectué des recherches sur le sujet. Vouloir savoir, oui c’est une sorte de malédiction. C’est comme celui qui est jaloux, c’est une erreur de savoir mais il veut savoir. Je veux savoir comment cela fonctionne ! Pour moi c’était important, peut-être pour le lecteur c’est un peu ennuyeux. Je crois que je dis dans le roman, si cela ne vous intéresse pas, vous pouvez sauter cette partie ! Cela me fascine de comprendre le fonctionnement physiologique des organes.

C’est peut-être aussi l’influence de  votre père Héctor Abad Gómez auquel vous rendez hommage dans votre roman L’oubli que nous serons ?

Les contes pour enfants de mon père étaient plutôt curieux ! Il nous racontait des histoires avec des bactéries ou des virus ! Il faisait tout un récit pour nous raconter comment fonctionnaient les bactéries. C’étaient comme des histoires effrayantes pour nous car cela parlait de maladies avec beaucoup de détails !

Vous aviez dit que vous vouliez écrire des romans qui ne soient pas en lien avec votre propre vie mais c’est le contraire qui est arrivé avec ce roman finalement ?

Oui, c’est comme si je n’arrivais pas à m’éloigner de ma propre histoire. Quand j’ai commencé, en réalité mon infection cardiaque n’était pas grave mais je devais faire des contrôles. Je suis allé voir un autre cardiologue qui m’a fait faire un autre test à l’effort et j’ai senti vraiment une grande douleur. Le médecin m’a donc dit qu’il fallait opérer. J’ai alors terminé mon premier manuscrit car je craignais de mourir pendant l’opération. Après j’ai pu compléter le livre avec une connaissance plus précise.

C’est le prêtre Aurelio Sánchez ou Lelo, grand ami de Luis, enseignant la bible, qui raconte l’histoire de Luis. Il rédige ses notes à la demande de Joaquín Restrepo, un laïc qui voudrait écrire quelque chose mais qui n’y arrive pas !  Pourquoi deux narrateurs ou presque ?

Décider qui va être le narrateur dans un roman est une décision fondamentale pour un écrivain. C’est LA grande décision. J’ai essayé d’abord de raconter cette histoire à la première personne, racontée par le prêtre Luis Cordoba ou el Gordo , mais cela ne marchait pas  et j’ai pensé alors à  un ami à lui qui pouvait parler de religion et aussi du passé de Luis parce qu’il le connaissait bien. C’est un narrateur plus crédible, un ami intime presque de l’enfance. Parce qu’un autre narrateur, laïc, ne pourrait pas vraiment connaître ce genre de faits religieux. Et donc à travers la voix de Aurelio, je me suis senti plus à l’aise. Quant à Joaquim il  n’a pratiquement rien à voir avec moi sauf pour les enfants.

Aurelio raconte la formation ecclésiastique de Luis à Rome, mais surtout il montre, en plus de sa joie de vivre, sa passion pour le cinéma et l’opéra qui occupent un espace important dans le roman. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Le personnage réel, Luis Alberto Álvarez, qui a inspiré le roman était un grand critique de cinéma. Quand j’étais éditeur, j’ai publié un premier volume de ses critiques de cinéma et ensuite ont été publiés deux autres volumes. Tous les dimanches il avait une page entière dans le journal de ma ville de Medellín, c’était toujours fait par lui. C’était un grand érudit. Il a été invité dans plusieurs pays comme critique de films et aussi comme membre de  jury . Des réalisateurs colombiens comme César Gaviria se sont formés avec lui . On lui rend hommage encore aujourd’hui. Certaines critiques qui apparaissent dans mon livre sont tirées directement de ses publications. Comme j’ai une mauvaise mémoire cela me convient donc bien de combler ce vide par des écrits de gens qui eux savent. Je ne sais rien de théologie, d’histoire religieuse, de cardiologie mais je sais où trouver ces informations. Je ne connais pas beaucoup sur le cinéma mais j’ai de très bons amis cinéastes dont par exemple le réalisateur du film El olvido que seremos, Fernando Trueba , il m’a beaucoup aidé. Par exemple il fait un petit festival de cinéma pour les enfants. Il m’a donné les informations là- dessus. Jorge Volpi m’a aidé pour l’opéra. Je suis comme un rédacteur de ce qui se passe pour différents arts dont je ne suis pas spécialiste. Toute la partie cardiologie a été revue par des cardiologues.

Comme la résidence où habite Luis a beaucoup d’escaliers, pour pouvoir mieux se reposer en attendant la greffe, il va donc être accueilli dans les quartier Los Laureles dans une maison où vivent deux femmes Teresa, ( dont Joaquin s’est séparé ), Darlis l’employée de maison, et leurs enfants. Pouvez-vous nous expliquer comment ce prêtre va devenir petit à petit le père de famille, et remettre en question toutes ses croyances ?

Il y a un phénomène commun en Colombie c’est que plus de 50 % des familles sont composées par des femmes seules, femmes célibataires ou abandonnées, séparées, divorcées. Il y a donc en Colombie une absence du père, une crise de la paternité. On pense toujours que le problème du célibat des prêtres est qu’ils ne peuvent pas avoir de relations sexuelles, que tout est interdit. Mais en parlant avec des prêtres, ils me disaient qu’en fait le plus grand sacrifice était de ne pas avoir une famille, ne pas avoir d’enfants. Dans le roman Luis dit « Je ne m’étais pas rendu compte que le véritable bonheur c’est d’avoir une famille ». Et le souvenir que j’ai de Luis quand il était chez moi, c’était qu’il était plus père que moi avec mes enfants ! car il leur apprenait des choses très drôles, il les filmait, leur montrait quelques scènes de films, des films et ou des opéras pour enfants. En tout cas je sais que ce prêtre disait que s’il s’en sortait après sa transplantation il voudrait se marier, il ne disait pas avec qui mais c’est ce qu’il disait ! Il avait vécu toujours dans institutions religieuses mais jamais au cœur d’une famille.

Dans le roman, Luis va avoir aussi des relations un peu plus intimes avec Darlis, l’Indienne. Il découvre ainsi une sensualité, une tendresse féminine, un contact avec le corps, l’union corporelle et spirituelle, avec les massages qu’elle lui fait pour le soulager. Il va comprendre que le corps et l’âme ne sont pas ennemis ! Qu’en pensez-vous ?

Avec le célibat il y a une grande négation du corps. On ne peut pas avoir de contacts physiques. On ne peut pas manifester par des caresses, des baisers ou par le sexe. C’est une très grande mutilation je trouve cela très triste pour ces prêtres. C’est un sacrifice un peu absurde. J’ai appris par mon traducteur Albert Bensoussan, que les rabbins par exemple non seulement peuvent se marier mais doivent se marier ! Il est probable que l’église catholique pendant 2 000 ans a voulu protéger le patrimoine ecclésiastique, sans disperser l’héritage par les enfants.

Vous avez voulu montrer aussi deux aspects de la religion. D’un côté, des prêtres bienveillants surtout mais aussi vous faites une critique de la hiérarchie ecclésiastique en particulier l’épisode avec le prêtre et psychologue Carlos Alberto Calderón et son affrontement avec l’archevêque de Medellín qui plus tard va lui être fatal ?

Je n’ai pas beaucoup d’imagination en tant qu’écrivain comme je l’ai dit !  En fait un jour dans mon ascenseur un voisin me demanda ce que j’étais en train d’écrire. Je lui ai dit que j’écrivais un roman à partir du prêtre Luis Alberto Álvarez. Il me dit que son frère Carlos Alberto Calderón était très ami avec lui. Il mourut en Afrique dans les missions de l’église. Il fut très persécuté par l’archevêque de Medellin. Je me trouvais donc alors avec une autre histoire de prêtre ! Un écrivain doit être une sorte de radar, avoir des antennes. Je me suis réuni avec des personnes de sa famille et en plus j’ai appris que Luis Alberto Álvarez fit un film sur lui à travers deux prêtres un plus riche en Allemagne et un autre pauvre à Medellín. Cela a l’air d’un roman dans le roman mais il y a une relation directe avec Luis. Cela avait été son unique moyen métrage. Carlos Alberto Calderón en effet fut persécuté par l’archevêque de Medellín « l’innommable » archevêque qui  avait eu  un poste important à Rome sous Jean Paul II. C’était un fanatique contre tout ce qui était la théologie de la libération. Il a persécuté aussi les Africains qui utilisaient le préservatif pour éviter le sida. C’était un grand fanatique, ennemi de Camilo Torres, qui lui entra dans la guérilla en Colombie.

Mais vous Héctor Abad vous êtes athée, avec un père qui était agnostique et une mère très croyante. Votre roman d’ailleurs est dédié à votre mère. « À Cecilia Faciolince, avec l’amour d’un fils mécréant pour sa mère croyante »

Ma mère était orpheline mais elle avait deux oncles, des prêtres, qui l’ont élevée. La figure paternelle c’étaient eux. Ma mère mourut avant d’avoir lu le roman mais elle connaissait mon projet.

Pour terminer, Héctor Abad, pouvez me dire les conséquences sur vous de votre voyage en Ukraine en juin 2023 avec ce qui s’est passé ?

J’étais allé en Ukraine avec une délégation, Catalina Gómez, grand reporter, et Sergio Jaramillo, ex-commissaire pour la paix en Colombie qui avait créé un mouvement pour la paix en Ukraine. Il y avait aussi avec nous une écrivaine ukrainienne Victoria Amelina. J’étais allé en fait au Salon du livre à Kiev car mon livre El olvido que seremos avait été publié en ukrainien. On s’est trouvé ensuite dans un restaurant à Kramatorsk et il y a eu ce bombardement. (Héctor Abad avait  été légèrement blessé, il y avait eu une douzaine de morts et soixante blessés. Victoria Amelina est décédée de ses blessures). Je n’ai pas encore vraiment récupéré de ce qui s’est passé mais je suis en train d’écrire sur cet événement. J’ai écrit une centaine de pages pour un roman, par la suite je l’ai laissé de côté et je pense maintenant faire une chronique et écrire au sujet de cette jeune femme ukrainienne. J’ai l’impression que la mort passe tout près de moi mais ne m’atteint pas et donc il faut survivre et raconter.

Propos recueillis par
Chantal GUILLET

Sauf mon cœur, tout va bien par Héctor Abad aux éd. La Part Commune.