« Solito » de l’écrivain salvadorien Javier Zamora, un récit autobiographique poignant aux éd. Gallimard

Avec Solito, Javier Zamora signe un récit autobiographique poignant et nous offre un témoignage unique. De la petite ville de La Herradura au Salvador à Phoenix en Arizona, l’écrivain salvadorien retrace minutieusement les souvenirs de ses sept semaines de traversée solitaire du Guatemala et du Mexique, de la frontière des États-Unis. Mémoires apaisés, où le recul de l’adulte d’aujourd’hui croise le regard intime de l’enfant d’antan, Solito est aussi un hommage émouvant à tous les migrants d’Amérique centrale et du monde.

Javier Zamora est né en 1990 à La Herradura, au Salvador. En 1991, alors qu’il n’a qu’un an, son père doit émigrer clandestinement aux États-Unis à cause de la guerre civile qui sévit au Salvador. Quatre ans plus tard, sa mère rejoint son père et laisse le jeune Javier Zamora aux soins de ses grands-parents. À neuf ans, il traverse seul le Guatemala et le Mexique pour retrouver ses parents aux États-Unis. Il ne pourra revenir au Salvador que 19 ans plus tard, en 2018, une fois ses papiers obtenus. Après des études d’art à Stanford, Javier Zamora devient activiste et s’engage en faveur de la cause des migrants. Il est aussi écrivain et poète. Son premier recueil de poésie, Unaccompanied, publié en 2017, fut salué par la critique. Solito, devenu best-seller du New York Times en 2022, est son deuxième livre.

Solito

Javiercito a neuf ans. Il grandit dans la petite ville de La Herradura, sur la côte Pacifique du Salvador, avec ses grands-parents et sa tante Mali. Il va à l’école, joue avec ses camarades, accompagne souvent sa grand-mère sur son stand de pupusas, se fait chouchouter. Malgré la pauvreté, les références indirectes à l’insécurité, la violence et au chômage, il semble mener une vie heureuse. Pourtant, le 16 mars 1999, sa vie est bouleversée. Ses parents, qui ont dû émigrer aux États-Unis quelques années auparavant, ont prévu qu’il les rejoigne. Il voyagera seul. Un passeur mexicain, don Dago, s’engage à l’amener jusqu’à San Rafael en Californie. Il le laissera à Oaxaca au Mexique. De ses adieux émouvants à son grand-père, le 20 avril 1999 à Tecún Umán au Guatemala, jusqu’aux retrouvailles avec ses parents, le 11 juin 1999 à Phoenix en Arizona, Javier n’oublie aucune étape de son voyage : Ocós, Oaxaca, Acapulco, Guadalajara, Tepic, Sinaloa, Hermosillo, Nogales, Sonora, Tucson. La narration du très jeune Javier essaie de tout relater : les grands dangers (la mer, la police mexicaine, le désert, la Migra, la prison, la soif, la mort, etc.), ses petites joies et ses émerveillements.

Son épopée dure sept semaines, mais Solito retrace aussi les cinq semaines qui la précèdent. Javiercito nous décrit innocemment ses rêves, ses angoisses, ses jeux d’enfants et son univers familial. Ses parents ne sont plus là et il migre seul. Dans ses moments de solitude, de rares et vagues souvenirs de sa mère le consolent ; il se raccroche aussi à son espoir d’une véritable vie de famille aux États-Unis. Solitaire, son voyage restera un traumatisme douloureux persistant et indélébile. Les coyotes ou les polleros l’abandonnent dans le désert du Sonora ; la Migra le reconduit deux fois à la frontière mexicaine ; par trois fois, il se retrouve avec une arme braquée sur lui. Ce sont la solidarité et l’humanité d’autres migrants qui le sauvent. Ils forment un groupe : ils sont d’abord six, puis quatre. De nouveaux liens se tissent et une nouvelle « famille » se forge au milieu des nécessités les plus élémentaires. Un jeune homme surnommé « Chino », Patricia et sa fille, Carla, l’escortent et le réconfortent dans ses aventures. Pour lui, s’il réussit à franchir la frontière, c’est grâce à eux et à tous les migrants dont il a croisé la route, eux qu’il n’a jamais revus et dont le sort incertain est resté inconnu.

Javier Zamora écrit : « Les événements et les personnes décrits dans le livre sont bien réels. » Javiercito se souvient du mieux qu’il peut, avec ses yeux de petit garçon. Solito sont des mémoires et la singularité de leur lecture réside dans ce regard de l’enfant. Il n’était jamais sorti de La Herradura ou si peu. Il désirait voyager et partir pour « Las Américas ». Le rêve américain et cette vie de famille tant désirée attisaient son enthousiasme. Il imaginait déjà sa nouvelle vie : rencontrer son père, embrasser sa mère, manger chez McDonald’s, voir ses séries nord-américaines préférées ou apprendre l’anglais pour être le meilleur de sa classe. Cet imaginaire s’estompe peu à peu face au sort réservé aux migrantes et aux Salvadoriens sur les routes de l’exil. Solito se révèle d’un réalisme cru à peine masqué par la candeur de l’enfance. Javier se représente encore le monde de façon manichéiste et observe le pire comme le meilleur de l’être humain. Les bons côtoient les méchants et l’humanité de la plupart de ses compagnons de voyage contraste avec son rejet de certains Mexicains méprisants et des gringos inflexibles de la Migra. Javiercito a néanmoins encore l’innocence de son côté et est toujours capable de contempler et d’apprécier la nature et ses couchers de soleil, les poissons volants du Pacifique et la prestance des cactus du désert du Sonora. Sa perception du danger est peut-être atténuée, mais, face aux nombreuses épreuves de son odyssée des « misérables », l’émerveillement renforce un peu plus le courage et la vaillance d’un enfant guidé par l’espérance.

Solito, c’est aussi être immigrant hispanique aux États-Unis, écrire en anglais avec le poids de l’héritage linguistique et culturel de l’espagnol du Salvador. L’écriture de Javier Zamora est vivante et joue avec cette langue. Il peut s’agir d’expressions, d’accents, de titres ou de paroles de chansons, de références à des marques ou des telenovelas, d’insultes ou de mots de la vie de tous les jours, la plupart salvadoriens, d’autres, par comparaison, mexicains. Cette irruption de l’espagnol pourrait être considérée comme un détail, un recours à une sorte de « spanglish », en vogue aujourd’hui chez les Hispaniques des États-Unis. Pourtant, dans Solito, l’espagnol est une résurgence, l’influence indéniable et la persistance des racines salvadoriennes de ce jeune garçon, jeté sur les routes de l’Amérique centrale. Ces mots et ces références sont la subsistance continue d’une origine et d’une connexion affectueuse et tendre avec la culture et les lointains souvenirs du pays natal ou ses ancêtres. À la croisée de l’expression intime d’un enfant qui chemine vers un pays étranger dont il ignore encore la langue et de l’écriture de l’adulte qui a su faire sienne la culture de son pays d’accueil, l’espagnol est la pulsation qui nourrit et maintient encore les élans de la mémoire.

D’aucuns pensent que seul un récit peut refermer les blessures de la mémoire. Derrière la narration sensible, les descriptions soignées et la prose parfois poétique, Javier Zamora écrit autant pour se souvenir que pour guérir. Solito est une cicatrice, stigmate palpable et visible d’une histoire devenue digne d’être contée et qui se transforme en un témoignage mémorable d’une souffrance personnelle et collective. Message de gratitude au-delà de la douleur des souvenirs, Javier Zamora porte la voix des migrants centre-américains, de tous les migrants : Solito est sans doute aussi écrit pour eux.

Cédric JUGÉ

Paru le 10 octobre 2024 en librairie, Solito de Javier Zamora est disponible aux éditions Gallimard. Solito de Javier Zamora, traduit de l’anglais (États-Unis) par Carole d’Yvoire, Éditions Gallimard, 496 p., 2024.