« La femme habitée », le premier roman de Gioconda Belli enfin traduit aux éditions du Cherche-Midi

Cela faisait plus de vingt-cinq ans que l’immense poétesse et romancière nicaraguayenne Gioconda Belli avait publié La femme habitée. Roman d’amour et d’aventures, devenu entre-temps un livre culte et un grand classique de la littérature hispano-américaine, il est désormais enfin traduit et disponible en français aux éditions du Cherche-Midi. Assurément, à l’heure où les luttes féministes sont au cœur des débats de société et où Daniel Ortega écrase le Nicaragua sous le joug de la dictature, La femme habitée n’a rien perdu de son actualité.

Gioconda Belli est née en 1948 à Managua, au Nicaragua. Après une scolarité entre son pays natal et l’Espagne, elle suit des études universitaires de journalisme et de publicité à Philadelphie aux États-Unis. Gioconda Belli revient s’installer au Nicaragua au tout début des années 1970. Elle rejoint très jeune le Front sandiniste de libération nationale, mais c’est rapidement depuis l’exil, au Mexique et au Costa Rica, qu’elle milite contre la dictature d’Anastasio Somoza. À partir de 1979 et la victoire de la Révolution sandiniste, Gioconda Belli décide de s’investir politiquement au Nicaragua et occupe plusieurs postes dans les différents gouvernements. En 1993, elle prend ses distances vis-à-vis du FLSN et choisit de se consacrer totalement à sa carrière littéraire. En 2021, du fait de son opposition virulente au régime de Daniel Ortega, elle doit s’exiler en Espagne. En 2023, Gioconda Belli est déchue de sa nationalité nicaraguayenne ; elle accepte alors de devenir chilienne sur proposition du président Gabriel Boric, avant que l’Espagne, où elle vit actuellement, ne la naturalise en 2024.

Grande écrivaine, son activisme politique et son activité littéraire ont toujours été liés. Journaliste, romancière et poétesse, Gioconda Belli publie son premier recueil de poésie en 1972 sous le titre de Sobre la grama. Sans pour autant délaisser les vers et la poésie, sa vocation de romancière lui est venue un peu plus tard, en 1988, avec La femme habitée (La mujer habitada). Depuis, se sont ajoutés des titres comme L’infini dans la paume de la main (El infinito en la palma de la mano, 2008) ou La République des femmes (El país de las mujeres, 2010).

La femme habitée 1988/2024

Lavinia vient de terminer ses études d’architecture en Europe et retourne au pays pour commencer sa nouvelle vie de femme indépendante. Employée dans un cabinet d’architectes renommé, elle ne tarde pas à s’insurger contre les injustices d’une société fragmentée et à constater les soubresauts d’une agitation révolutionnaire encore clandestine contre le Grand Général. Son destin change irrémédiablement lorsqu’elle tombe éperdument amoureuse de Felipe, l’un de ses collègues, car cette passion finit par l’entraîner fatalement dans le mouvement de libération du pays. Parallèlement à ce récit amoureux et révolutionnaire d’une jeune femme des années 1970, comme un reflet dans le miroir de l’histoire, la narration d’Itzá s’intercale. Écho dans les couloirs du temps, la jeune princesse amérindienne conte sa propre tragédie, celle d’un amour désespéré pour Yarince, son époux, un guerrier engagé dans la résistance contre les conquérants espagnols dans une Amérique préhispanique idéalisée.

La femme habitée est donc d’abord la relation d’un retour, que Gioconda Belli met en scène dans une ville imaginaire, Faguas, et dans une société à réinventer. Issue d’une famille de la bourgeoisie ou de la ploutocratie centre-américaine, Lavinia évolue dans une réalité cruelle, avec ses préjugés et ses règles. Il lui faut chaque jour se battre et affermir ses convictions. Guidée par la poésie que réveillent en elle les paysages du pays natal et hantée par la voix d’Itzá, Lavinia s’abandonne alors à son destin dans un récit digne d’un véritable « roman de formation ». Au cœur des turbulences d’une histoire cyclique et des tragédies quotidiennes de la femme latino-américaine, Lavinia effectue son apprentissage de la vie et de la mort, fécondée par les métempsycoses et les paramnésies diffuses du passé. Son histoire est ainsi celle d’un éveil amoureux et politique, la chronique de la construction, pas à pas, de son protagonisme et de son rôle dans la transformation idéale d’une société, pour laquelle le sacrifice de sa vie deviendra légitime.

Sous certains aspects, La femme habitée peut être un roman « magique » ; il est aussi, à la fois critique sociale et critique politique, « violemment » réel. Le roman présente deux femmes, deux périodes historiques, deux destins et arrive toujours aux mêmes constats : l’homme est encore un loup pour l’homme dans une société nourrie par les inégalités ; la femme est la victime traditionnelle de la domination et des préjugés masculins. Pourtant, ce sont bien ces deux femmes, dans les deux cas, qui luttent, avec humilité, pour transformer la réalité. Et cette réalité, la structure narrative des deux récits finit par la modifier grâce à un détail planté au fond du jardin d’une humble maison d’un quartier populaire de Faguas : un simple oranger. Ce détail, cet oranger devient non seulement le point de départ de l’histoire dramatique d’Itzá, mais également du roman ; c’est aussi et surtout un pont ou une transition : il fait basculer le destin de Lavinia vers l’exemplarité. Quand le lecteur comprend que l’arbre est incarné, la légende préhispanique enlace affectueusement le récit « historique » pour faire de La femme habitée une histoire aussi ancienne que le monde. Avec La femme habitée, roman en partie autobiographique, Gioconda Belli témoigne du combat d’un peuple pour la liberté. Elle va même plus loin : avec lyrisme et esprit, elle porte ses mémoires de la Révolution sandiniste aux portes du mythe. Paru le 29 août 2024 en librairie, La femme habitée de Gioconda Belli est disponible aux éditions du Cherche-Midi.

Cédric JUGÉ

La femme habitée de Gioconda Belli, traduit de l’espagnol (Nicaragua) par Anne Proenza, Éditions du Cherche-Midi, 498 p., 2024.