Après un quasi-sans-faute à la tête du Mexique pendant six ans, Andres Manuel López Obrador – dit AMLO – se prend les pieds dans une réforme de la Justice au moment de quitter le pouvoir. Et introduit un gros doute sur le futur de la démocratie mexicaine. Cette chronique nous a été proposé par Laurent Tranier, fondateur des éditions Toute Latitude.
Photo : La Prensa de Mexico
Sa popularité reste très élevée, avec 65 % d’approbation après six ans de mandat à la tête du Mexique. Celle qu’il a désignée pour lui succéder, Claudia Sheinbaum, issue de son parti Morena, a été triomphalement élue, avec 59,3 % des voix, à la fonction présidentielle qu’elle assumera à partir du 1er octobre prochain. Globalement, le bilan de ses six ans de présidence, qui ont davantage imposé un style que des réformes, et qui ont avant tout profité de la dynamique que lui vaut la proximité des États-Unis, est positif sur le plan économique et social.
L’ambition d’AMLO, qui se veut porteur de la « Quatrième Transformation » mexicaine (après la révolution de l’Indépendance en 1821, la révolution libérale de Benito Juarez dans les années 1850 et la Révolution mexicaine des années 1910 qui a conduit au pouvoir le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI)) était grande et ses objectifs en partie atteints. Mais une tâche assombrit tout de même son bilan. C’est la tâche rouge sang de la criminalité liée au narcotrafic et à ses corollaires. Durant son mandat, elle est restée à des niveaux extrêmement élevés avec un nombre d’assassinats dépassant les 30 000 par an, un standard établi depuis la « guerre » déclarée au narcotrafic par son prédécesseur Felipe Calderón en 2006. Sa politique sécuritaire pacifiste (« Abrazos, no Balazos », littéralement : « des Câlins, pas des Balles ») est un échec cuisant et, face à cette situation, l’État mexicain, sous AMLO comme sous ses prédécesseurs, n’a réussi qu’à offrir une impunité presque totale aux criminels, avec un taux d’élucidation des crimes inférieur à… 4 %.
Un autre reproche adressé à AMLO est sa tendance à radicaliser ses rapports aux contre-pouvoirs traditionnels que sont la presse, les ONG, ou la Justice. Leur liberté de ton ou leur indépendance leur ont valu de violentes attaques de sa part. Cela a été le cas en particulier lors de la limitation apportée par la Justice à sa volonté de militariser la sécurité publique (l’exact contraire de ce qu’il avait annoncé dans son programme). Sur un autre plan, sa volonté de réduire drastiquement les prérogatives du Tribunal électoral, qui a accompagné la démocratisation du pays, a été enrayée par les juges, à sa plus grande colère.
AMLO tient sa vengeance contre le système judiciaire
Le dernier geste d’AMLO avant de quitter la présidence du Mexique est cette réforme constitutionnelle qu’il mûrit depuis des années mais qu’il lui était impossible de mettre en œuvre, faute de majorité qualifiée dans les deux chambres du Parlement jusqu’à l’élection législative concomitante de la présidentielle de juin dernier. Bizarrerie du calendrier politique mexicain, le président sortant – dont le parti a triomphé lors de ces élections – bénéficie, entre la rentrée parlementaire du 1er septembre et la fin de son mandat le 30 septembre, de toutes les majorités qualifiées nécessaires pour réformer la Constitution mexicaine selon son bon vouloir. En réalité, il manquait une voix à Morena et ses alliés pour contrôler les deux tiers des sièges au Sénat : celle-ci est venue d’un élu du PAN, parti d’opposition, dont la presse mexicaine a révélé qu’il aurait négocié son vote en échange du retrait d’instructions judiciaires contre lui et sa famille pour des cas présumés de corruption (une version qu’AMLO a démentie). L’amendement constitutionnel a été sans délai approuvé par une majorité des trente-deux États fédérés du Mexique – Morena est aussi majoritaire de ce côté-là – et promulgué par AMLO.
Ce bouleversement du système judiciaire mexicain sera la plus grande réforme qu’AMLO aura laissée à son pays. Sa mesure phare est le changement du mode de désignation des magistrats : ils ne seront plus désormais choisis en fonction de critères académique et de leur expérience, ils seront élus par les citoyens mexicains (à condition tout de même d’être diplômés en droit). Entre 2025 et 2027, la totalité des sept mille juges en fonction dans le pays, depuis le premier niveau de justice jusqu’aux onze juges de la Cour Suprême qui sont la clef de voûte de tout le système, seront remplacés par des juges élus. Le Mexique devient ainsi le second pays au monde à désigner tous ses magistrats par un vote populaire, après la Bolivie, où ce n’est pas une réussite (certains juges sont aussi élus aux États-Unis et en Suisse). De même, dans un certain nombre d’affaires touchant à la criminalité organisée, les magistrats seront désormais anonymes, pour des raisons de sécurité.
Des juges élus qui sèment l’inquiétude
Cette réforme est un saut dans l’inconnu aux conséquences littéralement imprévisibles. Outre qu’elle est unanimement dénoncée par les magistrats eux-mêmes, le monde juridique et une large partie de la société civile, l’opposition politique – aujourd’hui très affaiblie – dénonce une dérive autocratique. Le monde économique a aussi exprimé ses craintes que la justice ne se dégrade et se politise, avec des conséquences sur la confiance des entrepreneurs et un risque pour la croissance (le peso mexicain a perdu 8% de sa valeur face au dollar au moment de l’annonce de la réforme). Jusqu’au voisin nord-américain et principal partenaire du Mexique, les États-Unis, qui s’est permis de s’inquiéter par la voix de l’ambassadeur Ken Salazar pour la sécurité juridique des investissements colossaux que ses entreprises réalisent dans le pays.
En réalité, si personne ne conteste que le Mexique a besoin d’une réforme de son système policier et judiciaire, personne ne voit non plus en quoi le fait d’élire les juges améliorera la situation, même si AMLO assure que cela permettra de réduire leur corruption. Sur le sujet de la lutte contre l’impunité des criminels, aucun progrès ne sera possible sans une réforme du système policier et des bureaux des procureurs, avec des moyens supplémentaires pour améliorer intégrité et transparence. Cette première réforme, qui appelle aussi celle de l’Institut national électoral, l’organisme qui organise les élections, est considérée comme une menace pour l’indépendance du pouvoir judiciaire et pour la démocratie mexicaine. Elle inquiète tous ceux qui dénoncent une concentration excessive des pouvoirs au sein des même mains et résonne comme un mauvais présage quand on se souvient que la démocratie pourrit souvent par la Justice, première victime des régimes à tendance autoritaire soucieux de s’assurer une impunité. Sans évoquer les cas extrêmes des dictatures nicaraguayenne ou vénézuélienne, la propre expérience du Mexique avec la domination pendant sept décennies du PRI suffit à illustrer les risques d’une telle dérive.
Le dilemme de Claudia Sheinbaum
Claudia Sheinbaum aura la lourde responsabilité au cours des six prochaines années de mettre en œuvre la réforme de la Justice voulue par son mentor AMLO : jusqu’à présent elle s’est toujours montrée alignée sur tous les sujets avec lui et a soutenu sans réserve cette réforme. Elle aura aussi le devoir d’assurer au Mexique une démocratie forte et prospère. Cela ne passera que par une amélioration de l’efficacité du système judiciaire – c’est bien un de ses engagements de campagne – qui n’est pas concevable sans une réelle indépendance des juges et le rétablissement de la confiance des citoyens comme des milieux d’affaires. Le dernier legs d’AMLO ressemble bien pour elle à un cadeau empoisonné.
Laurent TRANIER
Éditions Toute Latitude