Tarentule d’Eduardo Halfon, un roman déroutant aux éditions de La Table Ronde

Avec Tarentule, Eduardo Halfon signe un roman déroutant, mordant, inquiétant. De la jungle profonde du Guatemala aux rues de Paris ou de Berlin, entre passé et présent, réalité et hallucinations, le récit résonne comme une impressionnante réappropriation et actualisation du mythe du Juif errant. 

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C’est ainsi que la fiction permet à l’écrivain guatémaltèque de nous plonger avec pertinence et douleur au cœur des traumatismes de l’enfance et de la Shoah. Eduardo Halfon Tenenbaum est né en 1971 au Guatemala. Ses parents fuient la dictature militaire au début des années 1980 et il passe son enfance aux États-Unis. À la suite de ses études d’ingénieur industriel en Caroline du Nord, il retourne au Guatemala pour enseigner à l’université, mais finit par y reprendre des études de philosophie et de lettres. Après un bref retour aux États-Unis, Eduardo Halfon vit désormais à Berlin.

Malgré sa vocation littéraire tardive, l’écrivain guatémaltèque est apparu dans la liste Bogotá 39, une sélection des jeunes écrivains latino-américains les plus prometteurs. Romancier désormais reconnu – couronné du Prix national de littérature au Guatemala en 2018 -, Eduardo Halfon est l’auteur de plusieurs recueils de nouvelles et romans, parmi lesquels Signor Hoffman (prix Roger Caillois en 2015), Deuils (prix du Meilleur Livre étranger en 2018), Canción (prix Berman en 2021). Tarentule (2004) est son dernier roman.

Tarentule 2024. Tarentule est avant tout l’histoire d’un homme qui se souvient de la fin de l’année 1984. L’aîné de la fratrie Halfon, le narrateur – que le lecteur identifie immédiatement à l’auteur, Eduardo –, participe avec son frère à un camp de survie en milieu naturel hostile pour enfants juifs, au beau milieu de la jungle de l’altiplano guatémaltèque. Malgré le climat de violence et d’insécurité provoqué par le conflit armé interne et l’antisémitisme ambiant, leurs parents ont décidé qu’ils devaient renouer avec leurs racines. Ce camp, le narrateur ne l’oubliera jamais : il deviendra un épisode des plus sinistres de son enfance et de sa vie, un épisode nimbé d’obsédantes incompréhensions, qu’il ressassera sans cesse.

Les faits ne commencent à s’éclaircir que quelques décennies plus tard, lorsqu’Eduardo Halfon retrouve à Paris, par hasard, son ancienne camarade et désormais avocate Regina ; puis, c’est à Berlin qu’il reprend contact avec l’ancien instructeur du camp, un homme aux yeux d’un bleu inquiétant qui se promenait avec un serpent rouge dans la poche et une immense tarentule sur le bras : Samuel Blum. Ces réapparitions paraissent inévitables et nécessaires tant ces événements passés continuent de hanter Eduardo. À moins que le récit et sa force mystérieuse, en explorant les ramifications de la mémoire, puisse donner une profondeur nouvelle à son traumatisme. 

Le ton autobiographique est immédiat et l’épisode terrifiant de l’enfance est le prétexte de tout le roman, avec son stress post-traumatique, où les souvenirs se mêlent aux hallucinations, le réel à l’imaginaire, l’écriture mémorielle à la fiction. Cette énorme tarentule qui apparaissait sur le bras de Samuel Blum est le symbole constant des pensées les plus sombres du narrateur : une psychose de sa mémoire ; puis, de celle de ses ancêtres et de la communauté juive, quand la tarentule revêt les contours d’une croix gammée. À la limite parfois de la paranoïa, naissent alors de nouvelles questions angoissantes… Comment est-il possible de combiner nécessité de compréhension et ressentiment transgénérationnel ? Comment doit-on se comporter face à la mémoire d’un traumatisme qui paraît trop souvent insurmontable ? 

Tarentule est un peu une possible actualisation du mythe du Juif errant. Entre le Guatemala, les États-Unis, Paris et Berlin, le narrateur du roman est un émigrant perpetuel, héritier involontaire d’une diaspora juive multiséculaire et conscient et fier du pays où il est né. Constamment désorienté, influencé par le Talmud et le Popol Vuh, tout en avouant ne jamais les avoir lus, Eduardo Halfon est en quête de ses origines multiples. Lui l’émigré juif centre-américain, il représente un Guatemala complexe : la difficile maîtrise de sa jeunesse de l’espagnol transparaît, les mots mayas arrivent par échos à ses oreilles, l’hébreu s’impose sporadiquement mais constamment à son écriture. Il n’est pas seul : le passé l’accompagne partout et il s’interroge sur le destin de ses grands-parents ; la nostalgie du futur l’assaille et le sort de son fils l’inquiète. Sa nouvelle vulnérabilité d’homme, née de sa paternité récente, le pousse à reconstruire l’incertaine histoire familiale comme pour mieux comprendre ses racines et sa propre identité.

Déroutant, déconcertant, troublant, autant de qualificatifs qui correspondent parfaitement à ce livre bref, haché et fragmenté, suivant le rythme discontinu et lacéré d’une mémoire douloureuse. Dans Tarentule, Eduardo Halfon, déchiré entre la peur du souvenir et l’angoisse du silence, choisit le détour des mots et de la littérature : quand tout n’a pas encore pu être raconté, la fiction s’élève en témoignage et possible chemin vers la résilience. Et le venin de la tarentule se dissipera peut-être enfin.