La revue Caravelle éditée par Presses universitaires du midi (Toulouse) propose de sa dernière livraison n° 122 rappelle les jalons historiques de la construction des frontières latino-américaines ainsi que le dynamiques politiques économiques et sociales qui participent d’une déconstruction / reconstruction de l’objet frontière.
Photo : Caravelle
Caravelle fut fondée en 1963 par Frédéric Mauro, Paul Mérimée et Jean Roche. Elle publie deux numéros par an (juin et décembre). Pluridisciplinaire, elle a pour objets principaux les études littéraires, l’histoire sociale et culturelle et les autres champs des sociétés et de la culture hispano-américaines. Trilingue (français, espagnol, portugais), elle publie des numéros thématiques, soit sur l’ensemble latino-américain, soit sur un pays ou un groupe de pays du sous-continent. Des œuvres originales, inédites, viennent renforcer les analyses littéraires. Les comptes rendus, par leur abondance, constituent un outil bibliographique de référence.
La revue N° 122 – 2024
La mondialisation a pu faire croire que les frontières allaient disparaître, s’évanouir dans le borderless world de l’économie globalisée. La crise de l’asile et la mobilisation de la peur des frontières, en divers endroits du monde, montrent qu’il n’en est rien, tout comme la santé insolente des paradis fiscaux. La police des frontières et le contrôle de la circulation des personnes restent un enjeu majeur aux portes de l’Union européenne comme à la frontière des États-Unis et du Mexique. L’attention se porte tant sur cette frontière qui n’a pas d’équivalent dans le monde (elle est la plus traversée et elle est dotée du plus long mur au monde) qu’elle laisse souvent dans l’ombre le reste des frontières du continent américain, notamment celles qui se situent plus au sud. C’est pourquoi ce dossier se propose de s’intéresser de plus près à ces dernières, majoritairement en nombre, en embrassant toute l’Amérique latine et en incluant la frontière nord du Mexique dans la réflexion.
Toutefois, parler des « frontières latino-américaines » comme d’une seule et unique catégorie d’analyse a-t-il vraiment du sens ? Observe-t-on des processus, historiques comme contemporains, des fonctionnements, qui soient similaires du Río Grande à la Terre de Feu ? Sans chercher à clore le débat, ce dossier entend questionner cet objet pour contribuer à la compréhension de l’espace latino-américain à partir de ses lignes de discontinuité politique. L’ambition est ici de confronter des éclairages empiriques depuis le champ des sciences sociales et politiques (histoire, géographie, anthropologie, science politique, littérature), à même de montrer par quels prismes et quels cadres théoriques les frontières latino-américaines peuvent être interrogées de façon diachronique, multidimensionnelle et multiscalaire. Le choix a été fait ici de ne pas englober dans l’analyse les frontières internes (culturelles, ethniques et identitaires) des sociétés et des territoires latino-américains, si nombreuses qu’elles pourront faire l’objet d’un autre dossier !
Ce dossier réunit des articles divers de par les terrains étudiés, les ancrages disciplinaires et les nationalités des auteurs qui sont représentatifs, sans être exhaustives, des nouvelles recherches en sciences humaines et sociales sur les frontières latino-américaines. Nous les précédons d’un article d’ouverture visant à présenter un historique de ces frontières ainsi qu’un état de la littérature, qui mettra en lumière les enjeux renouvelés autour de cette question. Dans le premier article, l’historien François Bignon cherche à mettre en évidence une « culture diplomatique de la frontière » partagée par les acteurs impliqués dans la négociation de la limite entre le Pérou et l’Équateur des années 1920, signe à la fois d’un héritage commun et d’une distance par rapport à d’autres pratiques, notamment étatsuniennes, et construite comme opposition entre des pratiques « latines » et « anglo-saxonnes », selon la terminologie utilisée.
Sur la frontière de la Colombie et du Venezuela, l’article de la politiste Lina Penagos montre une remise en cause des acteurs étatiques, par l’affirmation d’acteurs illégaux sur cette frontière de tous les trafics. La frontière y est analysée à travers les liens entre légalisme et illégalisme, comme lieu privilégié d’une « transposition bureaucratique fonctionnelle », c’est-à-dire de l’instrumentalisation de la bureaucratie étatique défaillante afin de garantir la bonne marche des trafics. Du fait de la continuité des phénomènes de violences et de migrations à cette frontière, mais aussi des renversements de certains processus (d’un flux migratoire venant de Colombie à un flux venant désormais du Venezuela), le thème trouve dans cet espace une acuité et une actualité particulières.
En focalisant son article sur la frange nord du Costa Rica, à la frontière du Nicaragua, la géographe Tania Rodriguez propose une analyse de processus moins médiatisés à l’échelle internationale, mais dont la force de transformation en profondeur est bien réelle. Elle y étudie deux processus, économique et politique, concomitants qui recomposent aujourd’hui les paysages et la gestion de cette frontière et qui soulignent sa porosité transfrontalière : côté économie, il s’agit de l’extension des superficies de monoculture d’ananas grâce à la main-d’œuvre migrante nicaraguayenne ; côté politique, il s’agit de la conversion de la zone en frontière refuge, suite à la crise politique actuelle au Nicaragua.
La spécialiste en littérature Anaïs Fabriol permet de revenir à la question d’une culture à/de la frontière abordée au début de cette introduction au dossier, la dimension littéraire étant davantage abordée que l’aspect diplomatique, dans son article sur les écrits bas-californiens d’Heriberto Yepez. Pour cet écrivain et essayiste mexicain, la culture produite à la frontière ne serait pas une hybridation mais un mélange hautement instable, une « fission plutôt qu’une fusion », selon la métaphore employée. La frontière y est un lieu de conflits et de contradictions, mais aussi un lieu de mise en scène grotesque de stéréotypes attendus et, donc, un lieu d’impossible partage.
Nous espérons que ces textes pourront contribuer à l’avancée des recherches et aux débats sur les frontières latino-américaines et leur donner un écho international, ici précisément auprès d’un lectorat francophone. Les investigations sur leurs processus historiques de construction des frontières en Amérique latine et sur les tensions actuelles qui les agitent aident aussi à comprendre plus largement les recompositions frontalières observées dans le monde. Les frontières internationales, dont les recompositions oscillent entre des processus d’apparent effacement et de réaffirmation, sont des construits et des lieux clés d’interactions et de tensions, qui interrogent en fin de compte nos sociétés et notre rapport aux territoires.
D’après Caravelle N° 122
Revue Caravelle : Lucile Médina et Emmanuelle Perez-Tisserant, « Les frontières en Amérique latine : constructions, déconstructions, mises à l’épreuve », Caravelle, 122 | -1, 7-10. Référence électronique Caravelle [URL : http://journals.openedition.org/caravelle/15373 – E-mail : pum-univ-tlse2.fr