« Propre » de l’écrivaine chilienne Alia Trabucco Zerán est en français aux éditions Robert Laffont

L’autrice chilienne nous revient après son puissant et prometteur premier roman La soustraction dans lequel elle racontait l’héritage des histoires familiales et la construction de soi au milieu des fantômes. Avec Propre, elle nous plonge dans l’intimité d’une famille aisée de Santiago racontée par leur employée de maison.

Photo : Éd. Laffont

Estela parle, elle parle, comme si personne ne pouvait l’arrêter. C’est d’ailleurs sans doute pour cela qu’elle est là, parce qu’on veut l’écouter. On veut connaître sa version, son histoire, elle qui travaille depuis tant d’années dans cette maison, avant la naissance de la petite puis après, elle qui a élevé l’enfant presque comme si c’était la sienne. Peut-être, sait-elle comment, pourquoi la gamine est morte. Estela est arrivée à Santiago depuis son Sud natal, où elle vivait avec sa mère. Mais l’argent se fait rare et elle monte donc à la capitale, se faire bonne chez les rupins. Gagner de l’argent, puis partir, rentrer. Madame et Monsieur l’accueillent, l’installent, poliment, dans une petite pièce de la maison, à disposition (la pièce et l’employée). Puis arrive Julia, poupon qui vient couronner la belle vie du couple dans leur grande maison, et confiée aux bons soins de la bonne. Estela passera là sept années à voir et faire grandir la petite, sous le regard méprisant de sa patronne, transparent de son patron, et dur de la petite. Alors peut-être en effet est-elle bien la mieux placée pour savoir pourquoi Julia est morte.

Alia Trabucco Zerán nous l’avait déjà montré avec La soustraction, elle ne manque ni de talent, ni de mordant. Dans Propre, elle nous emmène voir le quotidien rangé et dérangeant d’un couple bien sous tout rapport. Dérangeant non par vice ou par sadisme, mais par une supériorité et une domination construite sur leur réussite sociale et leur compte en banque bien rempli qui de facto les place, assurément, au-dessus de bien de leurs concitoyens, et qu’ils se doivent de rappeler et imposer constamment à leur employée. Leur déni, leur froideur ne s’arrêtent pas à Estela, et leur rapport à leur propre fille se mâtine de cette distance un peu crasse. Voulant maintenir un rang d’apparence coûte que coûte, ils s’attachent plus à leurs attentes et désirs qu’à ceux de leur enfant, qui devra se plier pour rentrer dans le moule. Et Estela, entre soumission, colère, compassion et mépris, sera actrice et jouet des petites revanches et des grandes humiliations.

L’autrice lève le voile poisseux qui cache les moisissures, recouvrent les murs et les visages d’une certaine caste qui s’est laissé dévorer par le pouvoir et l’argent jusqu’à en devenir un ersatz d’humanité, égocentrique et incapable d’empathie ou d’altérité, même pour la chair de sa chair. Sans en faire une victime, elle fait d’Estela l’autre pendant de notre société complètement polarisée qui se heurte aux règles et au monde de l’autre monde, très consciente que ses espoirs ne resteront peut-être que des rêves, au milieu du dégoût des autres, en attendant qu’on l’entende… Mais encore faut-il que quelqu’un écoute. Un roman comme un monologue pressé et pressant, un portrait implacable de la solitude et du mépris de classe, entre thriller et roman social, qui nous parle droit dans les yeux et nous somme de regarder.