« L’homme à l’affût », un morceau choisi de l’œuvre de Julio Cortázar aux éditions Gallimard

Avec L’homme à l’affût, les éditions Gallimard rééditent une magnifique nouvelle de Julio Cortázar. Extrait des Armes secrètes, ce récit rend hommage à l’emblématique musicien et jazziste Charlie Parker (1920-1955). Sans jamais le mentionner, Julio Cortázar évoque en effet magistralement le destin tragique du saxophoniste nord-américain qui, sous sa plume, se nomme Johnny Carter.

 
Photo : Ed. Gallimard

Julio Cortázar est né en 1914 à Bruxelles, fils d’un diplomate argentin en poste en Belgique. Il passe néanmoins son enfance et son adolescence en Argentine. En 1951, il s’exile en France pour des raisons politiques ; il vivra à Paris jusqu’à sa mort en 1984. Julio Cortázar est l’une des grandes références du « Boom » latino-américain aux côtés de Gabriel García Márquez (1927-2014) ou Mario Vargas Llosa (1936). Reconnu pour ses romans Marelle (Rayuela, 1963) ou Livre de Manuel (Libro de Manuel, 1973), il est considéré comme un grand maître du fantastique latino-américain et de la nouvelle : Fin d’un jeu (Final del juego, 1956), Les armes secrètes (Las armas secretas, 1959) ou Cronopes et Fameux (Historias de cronopios y de famas, 1962) comptent parmi ses recueils les plus célèbres.

L’homme à l’affût, quatrième des cinq nouvelles du recueil Les armes secrètes publié en 1959, est un hommage au grand musicien de jazz nord-américain Charlie Parker (1920-1955). Le récit convoque d’ailleurs un double fictif, un personnage nommé Johnny Carter, saxophoniste de génie. Son destin est digne d’une tragédie, mais, dès qu’il joue du saxophone, l’instant magique devient alors mémorable. L’histoire se déroule à Paris, dans les années 50. Dans la nouvelle, tout opère autour des rencontres et des conversations entre Johnny Parker, le musicien, et Bruno Testa, le critique musical. Ce dernier est le narrateur : il écrit et publie une biographie de Johnny. C’est aussi Bruno qui rend visite à Johnny dans les différentes chambres misérables des hôtels parisiens où loge le saxophoniste ; c’est également Bruno qui nous apprend l’état de santé précaire du célèbre musicien, dû à ses addictions : l’alcool et les drogues. Bruno tente alors en vain de sauver Johnny et son talent des affres de son monde intérieur. Il ne pourra que rendre éternels ses actes autodestructeurs, ses performances musicales et ses « méditations métaphysiques » grâce à l’écriture.

L’homme à l’affût est une poursuite, une réinterprétation et une réécriture de la vie de ce Johnny Carter, perdu pour le monde des hommes et égaré dans un quotidien funeste. Néanmoins, Bruno Testa s’efforce de préserver son image, tout en représentant une certaine idée de la vie, des faits et du destin du musicien. Johnny est à l’opposé de Bruno, son double contradictoire en quelque sorte. Johnny Carter est imprévisible, chaotique, disposé aux hallucinations : il est sans cesse dans un état d’inquiétude ontologique, qu’il stimule avec l’alcool et la drogue. Bruno, son fidèle compagnon, quant à lui, est très attaché au présent et au pragmatisme de sa vie quotidienne et, pour cette même raison, est obsédé par l’univers de Johnny. De cette amitié, de cette structure binaire, de ce jeu de l’écriture, naît dans le récit une série de réflexions constantes sur les paradis artificiels, la perception variable du temps ou la musique. In fine, Julio Cortázar nous offre les métempsycoses scripturaires d’un musicien hors du commun, qu’il décrit et transfigure comme un “homme à l’affût” : un personnage qui, par le biais de sa musique, apparaît en quête d’une supra-réalité nécessairement existante bien qu’invisible. Le critique musical poursuit son ombre et tente en vain de saisir l’intraduisible.

L’homme à l’affût est une nouvelle splendide d’un mélomane passionné et d’un grand amateur de jazz. Son genre exige une relative brièveté, son argument est de toute évidence assez simple et sa langue tout à fait accessible. Malgré tout, la musique y est plus qu’un prétexte. En nous plongeant dans un labyrinthe de descriptions et de dialogues, le texte peut presque instantanément faire vaciller nos certitudes les plus fermes à propos de ce que certains nomment comme par réflexe « la réalité ». Si Julio Cortázar transcrit dans ce texte sa passion pour le jazz, il réussit surtout à saisir les terreurs de l’âme humaine et à questionner finement les angoisses irréfrénables et les ambitions les plus prosaïques de notre condition. Malgré tous ses défauts, Bruno, le narrateur, guide le lecteur au milieu d’un fantastique subtil, susceptible de porter un regard nouveau sur les limites et nos conceptions conformistes du « réel ».

La musique, tout comme Johnny, reste un mystère vivant, un univers que même les initiés ne peuvent comprendre entièrement. Grâce à sa musique et à ses visions d’un autre monde – d’aucuns diraient sans doute de l’autre monde –, Johnny s’est enfoncé dans les profondeurs d’une réalité où la perception de l’espace-temps est différente et originale. Dès lors, L’homme à l’affût pourrait peut-être résumer à elle seule les grandes caractéristiques de l’écriture de Julio Cortázar : l’intervention du « surréel » comme soutien de la réalité, le rêve comme élément à part entière du « réel », le quotidien comme aliénateur d’une réalité ouverte à d’autres horizons, les obsessions de l’autre et du double. En somme, L’homme à l’affût est une des références nécessaires, l’un des titres les plus emblématiques de l’œuvre d’un des plus grands de la littérature latino-américaine : une lecture essentielle… À moins qu’il ne s’agisse enfin, pour d’autres qui n’auraient encore jamais lu Cortázar, de la possibilité de découvrir magnifiquement le géant argentin ! Réédité le 11 juillet 2024 mai dans la collection Folio 3 €, L’homme à l’affût de Julio Cortázar est disponible en librairie aux éditions Gallimard.

L’homme à l’affût / El Perseguidor de Julio Cortázar, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laure Bataillon, Éditions Gallimard, 96 p., 2024.