Entretien avec les réalisateurs du film argentin « El Profesor » en salle cette semaine

L’association française des cinémas art & essais nous a transmis un dossier sur le film argentin El Profesor réalisé par María Alché, scénariste, comédienne et réalisatrice. Elle a étudié le cinéma à l’école de cinéma ENERC où elle enseigne. Benjamín Naishtat a étudié le cinéma à l’université de cinéma à Buenos Aires. Nous publions ici l’entretien avec les deux réalisateurs. 

Photo : AFCAE

Tout d’abord, Puan est le nom de la rue où se trouve la faculté de Philosophie et de Littérature de Buenos Aires, et c’est comme ça que tout le monde appelle l’université. Il n’y a ni familiarité ni affection dans ce surnom. Mais Puan est bien plus qu’un lieu, ou qu’un bâtiment. C’est une foule d’étudiants de toutes générations et de tous milieux sociaux qui se pressent dans les couloirs. C’est aussi une armée de professeurs qui gagnent à peine leur vie et qui, pourtant, passent d’innombrables heures à parler de métaphysique. Le bâtiment est une ancienne manufacture de tabac, ce qui contribue à l’excentricité et à la dimension iconoclaste de Puan – à sa culture. Puan possède quelque chose d’unique qui la démarque des autres facultés de l’Université de Buenos Aires, l’une des plus importantes d’Amérique latine.

Notre protagoniste, à bien des égards, est un antihéros. Un type étonnamment fragile et peu sûr de lui qui perd son mentor et devient, en quelque sorte, un orphelin dans le monde impitoyable de l’université. Dans le même temps, Marcelo ne se sent plus à sa place dans son couple. Et bien qu’il se sente perdu, il fait un choix, un choix vital : remettre profondément en question sa vie professionnelle et personnelle tout en s’interrogeant pour la première fois sur son statut d’intellectuel. À quelle tradition souhaite-t-il rester fidèle ? Les idées philosophiques européennes sont-elles celles qu’il est censé perpétuer et enseigner ? A-t-il la possibilité et la liberté de revenir aux idées et à la philosophie d’Amérique latine ? Dans quelle direction l’Argentine s’engage-t-elle et en quoi sa trajectoire a-t-elle un lien avec la décolonisation ? Ce qui nous intéressait, c’était le défi de plonger un personnage excentrique, et un rien maladroit – un personnage qui se sent mal à l’aise dans son environnement actuel – dans l’univers corseté de l’université et de la philosophie. On a le sentiment que cela donne au film un point de vue singulier. 

Pendant le confinement de 2020 – cette période sidérante et inimaginable –, on s’est retrouvés à partager un petit appartement dans le quartier de San Telmo, à Buenos Aires. Comme tout le monde, on était déboussolés et on se posait beaucoup de questions sur l’avenir. On a décidé de transposer ce ressenti par écrit, à travers des idées et des émotions auxquelles on voulait revenir, mais qu’on n’avait jamais vraiment eu le temps d’explorer avant la pandémie. El Profesor, qui décrit un petit microcosme obéissant à ses propres règles et à sa propre logique, nous a obligés à imaginer des dialogues et des personnages, et à adopter un certain humour sur le monde universitaire. On a commencé à échanger des scènes qu’on avait écrites, axées autour de la vie d’un couple interprété par Mara Bestelli et Marcelo Subiotto, deux acteurs qui ont contribué de manière décisive à concrétiser ce projet. On a travaillé comme avec un cadavre exquis où chaque scène en déclenchait une autre. Très vite, on a achevé une première version qui, sincèrement, nous faisait rire et qui était également émouvante. On sentait, à travers ce travail à quatre mains, qu’on avait écrit un scénario qui nous cœur. 

On a le sentiment que l’humour n’est jamais plaqué dans El Profesor, mais qu’il naît naturellement du contraste entre le milieu solennel et « sacré » de l’université et les aspects plus prosaïques du quotidien. On écrit et on tourne en cherchant à faire rire, mais on le fait sérieusement. On considère ce film comme une expérience cinématographique complexe et dynamique où le spectateur participe à une forme d’humour à la Chaplin tout en se posant des questions sur l’identité, l’existence, l’avenir. Dans El Profesor, les personnages affrontent une réalité incertaine où plus rien n’est comme avant. Marcelo doit se réinventer, renoncer à des convictions et des schémas de pensée obsolètes et, dans le même temps, revenir – culturellement – à une origine commune, à un point de départ. Au fond, ce qui persiste – et c’est une révélation pour le spectateur comme pour le protagoniste –, c’est l’importance de ce qui nous est transmis. Un patrimoine culturel et historique qui nous permet d’avoir un regard critique sur notre réalité.

Outre sa longue filmographie, c’est un comédien très physique qui a beaucoup tourné de comédies burlesques. Il passe avec fluidité d’un registre comique à un registre plus dramatique. Dans le même temps, il est musicien et chanteur, ce qui était un élément important pour incarner le personnage. On savait qu’il s’entendait très bien avec Mara Bestelli car ils ont déjà tourné ensemble. C’était exaltant et émouvant pour nous de les voir camper ces personnages au moment des répétitions. 

Le film s’ouvre sur la mort d’un enseignant et mentor, suscitant ainsi une question qui persiste tout au long du film. Comment ces éléments intangibles – idées, réflexions, cours – subsistent-ils une fois que la personne n’est plus là ? Comment continuent-ils d’exister chez ceux qui restent ? Ces questions se manifestent de manières très différentes en fonction du contexte socioéconomique. Le film s’attache à un professeur qui travaille dans une université publique – un antihéros qui se voit obligé de divertir des femmes riches et d’enseigner dans des quartiers pauvres pour pouvoir s’en sortir. Ces contrastes soulèvent des questions sur l’identité du protagoniste et sa place dans le monde à présent qu’il n’a plus de mentor pour savoir quoi penser et comment réfléchir. Nous estimons que, tout en physique, l’observation modifie la réalité observée. Dans El Profesor, notre protagoniste, Marcelo, se remet en question à cet égard, en ce qui concerne ce qu’il enseigne aux autres et les « vérités » qu’il énonce.

On avait vu Cœur errant de Leonardo Brzezicki où Sbaraglia livre une prestation magnifique et qui, au bout du compte, nous a poussés à lui proposer le rôle. La création du personnage a été organique car une tension naturelle se produit lorsque les deux acteurs sont en présence l’un de l’autre. On voulait que le professeur Rafael Sujarchuk, tout auréolé de son expérience en Europe, ne soit pas caricatural. Ces deux personnages ont, à égalité, des côtés à la fois pathétiques et admirables. Tout au long des répétitions et de nos conversations, Sbaraglia a mis au point son personnage, ce qui, du coup, nous a encouragés à donner beaucoup plus d’épaisseur et de complexité à la dernière étape de sa trajectoire. La notion d’engagement semble centrale : on sent qu’elle était cruciale pour le professeur Caselli, elle l’est aussi pour la femme de Marcelo, mais elle semble se déliter pour Marcelo lui-même. Et peu à peu les événements vont l’obliger à se positionner, à s’engager…Absolument. Le film s’attache à un personnage qui s’est senti pris au piège toute sa vie. Il est coincé. Cependant, la disparition de son mentor, le professeur Caselli, le fait basculer dans une sorte de brouillard et d’incertitude où il n’a d’autre choix que de revoir ses priorités. Quel est le but de sa carrière d’enseignant ? Est-il philosophe ou uniquement professeur de philosophie ? La philosophie a-t-elle une utilité ? Quel genre de père est-il ? C’est par l’engagement que toutes ses tensions vont trouver leur résolution – un engagement comme un fil invisible qui le précède et dont il comprend qu’il doit le suivre. Il prend conscience que l’enseignement ne se résume pas, loin de là, à ce qui se déroule dans la salle de classe. La philosophie devient alors une question concrète, quotidienne, urgente.

Le personnage d’Isabel Choquehuanca est bolivien et si elle se considère sans doute comme autochtone, cette question renferme le problème même qu’elle entend résoudre. Le monde universitaire argentin, et même au-delà, s’appuie sur un ensemble de textes et d’auteurs qui renvoient au passé de l’Europe continentale. La doxa selon laquelle les peuples d’Amérique latine peuvent s’emparer de leurs problèmes, mais ne doivent pas réfléchir, sous un angle philosophique, aux normes établies il y a plusieurs siècles en Europe est tenace – et la remettre en question est encore taboue. Dans le fascinant melting-pot que constitue la Cordillère des Andes, cependant, se nichent un ensemble d’outils métaphysiques dont la capacité à repenser le monde actuel est phénoménale. Les images de Huaman Poma, interprétées par Silvia Rivera Cusicanqui, ou les textes de José Carlos Mariategui sont porteurs d’un feu incandescent qui pourrait nous permettre de bousculer l’image que nous avons de nous-mêmes. Et Marcelo s’apprête à le découvrir.

On voulait clairement se moquer des petits malheurs et du manque de profondeur qu’on rencontre souvent dans le monde universitaire (mais aussi dans le milieu du cinéma et ailleurs), mais nous avons écrit le scénario avec un profond respect pour ce milieu et les enseignants. On peut critiquer un milieu sans appeler à sa destruction. Surtout à l’heure actuelle. Le monde universitaire dépeint dans le film doit impérativement attirer des étudiants, des followers et gagner en popularité. Et le personnage de Rafael Sujarchuk est parfaitement adapté aux tendances de ce qui ressemble presque à un marché des idées. Néanmoins, c’est aussi un grand professeur et intellectuel, tout comme le maladroit Marcelo, et ils ont la même passion, comme le spectateur le découvrira.

On pourrait demander à Truffaut pourquoi il aimait tant les fermetures à l’iris et je pense que nous aurions la même réponse : dans les premiers temps du cinéma, au moment où le langage cinématographique en était à ses balbutiements, c’était une manière légère et modeste d’adresser un clin d’œil au spectateur à travers l’œilleton de la caméra. Nous pensons à Chaplin ou à Buster Keaton. C’est notre humble hommage aux inventeurs du burlesque moderne, un genre né avec le cinéma. C’était tellement important à nos yeux qu’on a réalisé toutes nos fermetures à l’iris pendant le tournage en utilisant un outil spécialement conçu à cet effet. L’équipe de notre formidable directrice de la photo Hélène Louvart nous a beaucoup aidés en la matière.

Il s’agit avant tout d’un film et sa tonalité est joyeuse. On a écrit le scénario plus de trois ans avant la tournure des événements actuels. Et on n’a rien vu arriver. On se dit que notre film se termine sur une sorte de happy end. On ne peut évidemment pas savoir si la situation actuelle du pays, qui est très limite, va évoluer favorablement. Le fascisme est revenu au pouvoir en Argentine et ce n’est que le début. Ce qu’on peut dire, c’est que le film est devenu une forme d’outil de résistance : on l’a projeté dans de très nombreux contextes différents et il a réuni d’immenses foules de spectateurs dont on n’aurait jamais osé imaginer qu’elles seraient aussi nombreuses. L’explosion se déroulera peut-être dans la rue. Si c’est le cas, nous répondrons présents, aux côtés de nos spectateurs.