Décès d’Edgardo Cozarinsky, l’homme qui a filmé et écrit en marge de l’actualité

“Les livres ne peuvent que conduire, comme d’infaillibles entremetteurs, au désir qui a précédé la lecture”. Évoquée entre parenthèses à la moitié de son premier livre de fiction, cette phrase se veut un élément central des trames de textes et de films qu’a imaginés l’écrivain et cinéaste argentin Edgardo Cozarinsky (1939-2024), décédé le dimanche 2 juin à 85 ans. Le livre guide le lecteur mais si le désir ne lui précède pas, ni l’un ni l’autre n’iront nulle part. Et s’il lui précède, ensemble ils trouveront le chemin qui, d’une certaine manière, était déjà écrit. “Cozarinsky est un borgien tardif dont les références littéraires majeurs n’appartiennent pas, mis à part Jorge Luis Borges, au castellan mais au français, à l’allemand, au russe, et qui a poussé encore plus loin le principe de la duplicité linguistique et l’art du glissement culturel”. La nord-américaine Susan Sontagn, elle aussi écrivaine et cinéaste, l’a défini dans le prologue du livre qui renfermait cette phrase, Vudu urbano, une œuvre de culte publiée pour la première fois en 1985. 

Le décès de Cozarinsky a ému la communauté culturelle d’Argentine et d’Amérique latine. Les mots d’adieu et la revalorisation de son œuvre se sont multipliés dans les derniers jours, alors que sa dépouille repose à la bibliothèque nationale. Né à Buenos aires, descendant d’immigrants juifs ukrainiens arrivés au pays à la fin du XIXe siècle, Cozarinsky fut un créateur prolifique qui a laissé plus de 20 films et 25 livres – pour la grande majorité écrits dans les deux dernières décennies. Sa signature, au cinéma comme en littérature, est un regard capable de conjuguer, successivement ou simultanément, la narration fictionnelle, la chronique documentaire et la réflexion de l’essayisme. Cozarinsky racontait qu’il avait grandi dans les années cinquante et soixante en fréquentant des cinémas et « en lisant des textes que déjà plus personne ne lisait » et qu’il resta ainsi « à la marge de la modernité, postmodernité ou mieux de l’actualité »

À 20 ans à peine, il collaborait en écrivant et en traduisant pour Sur, une entreprise clé de l’histoire culturelle argentine. Il fréquentait le groupe d’intellectuels qui donna vie à la revue et à la maison d’édition du même nom : les sœurs Victoria et Silvina Ocampo, Jorge Luis Borges, Adolfo Bioy Casares et José Bianco, entre autres. Dans ses mémoires, à plusieurs reprises entre 1962 et 1974, Bioy Casares l’a inclus dans la célèbre introduction de ses dialogues et rencontres avec l’auteur de Ficciones et El Aleph : « Borges et Cozarinsky mangent à la maison ». Également dans ses journaux, Bioy déclara en 1973 « la joie de tous » en apprenant que, Borges et lui, en tant que membres d’un jury du quotidien La Nación, avaient primé- sans savoir qui l’avait écrit- « le récit indéfendable », un essai de Cozarinsky sur l’humour comme pierre angulaire de la littérature et sur son « thème privilégié dans la pratique romanesque d’Henry James et de Marcel Proust ». Cet essai fut complété et réédité par son auteur, la dernière fois avec le titre Nuevo Museo del Chisme

Après avoir réalisé son premier film, curieusement intitulé …- c’est le titre, trois points de suspension, sans un mot-, publié le livre Borges y el cine, en 1974 Cozarinsky s’est exilé à Paris, en France, où il restera jusqu’en 1989. Là-bas étudiait Roland Barthes, il passa outre son conseil de faire une thèse sur l’humour, et s’employa à filmer. Son film le plus connu est peut-être La Guerra de un solo hombre, de 1981, une « fiction documentaire » qui superpose les journaux intimes de l’écrivain et militaire allemand Ernst Jünger. Ces derniers traitent de l’occupation nazie de Paris durant la seconde guerre mondiale avec des images de journaux de l’époque. Dans le décalage entre l’apparente normalité de la vie quotidienne et l’horreur tue, Cozarinsky verra plus tard une allusion à ce qui se passait alors en Argentine, une Argentine soumise au terrorisme étatique de la dictature (1976 et 1983). 

Dans les années suivantes, il réalisa des films comme Autorretrato de un desconocido (1983, sur Jean Cocteau), Guerreros y cautivas (1989, adaptation d’un conte de Borges) et El violín de Rotschild (1996), parmi beaucoup d’autres. De retour à Buenos Aires, il continua de filmer et tomba amoureux du tango, qu’il avait pourtant ignoré pendant sa jeunesse. Il écrivit dessus (Milongas, de 2007), l’écouta aussi et le dansa. “Dans le couple qui danse, l’âme descend au corps”, disait l’écrivain Ezequiel Martínez Estrada

Le diagnostic d’un cancer, en 1999, accéléra son retour à la littérature. Entre 2001 et 2023, il publia plus d’une vingtaine livres de contes, essais, romans et mémoires, en commençant par La novia de Odessa et en terminant avec Variaciones sobre Joseph Roth, un des auteurs qu’il admirait, et avec une anthologie de ses textes. En 2018, il gagna le prix hispano-américain de conte Gabriel Garcia Marquez pour En el ultimo trago nos vamos. Il y a quelques mois, en décembre 2023, Cozarinsky présenta son dernier film, Dueto, réalisé et interprété par lui-même avec Rafael Ferro. Divisé en plusieurs chapitres, le film narre l’amitié partagée par les deux réalisateurs. Un des extraits porte en épigraphe quelques vers de Cozarinsky : «Rappelle-moi, murmure la poussière, et le vent la disperse ».