Après une élection présidentielle marquée par l’assassinat de plus de trente candidats, les principes démocratiques sont laissés à la merci de la corruption et du narcotrafic. Contrairement au président sortant, la première femme présidente du pays aura-t-elle le courage d’entreprendre la mission de lutter contre le crime organisé qui met en danger la stabilité politique de la région ?
Photo : RSF
Comme une caractéristique de son discours haineux contre le socialisme qui, selon lui, menace l’Occident, le président argentin Javier Milei a récemment qualifié son homologue mexicain d’« ignorant ». Un ignorant peut-il rester six années à la tête d’un pays dont 60% de la population approuve sa gestion centrée sur la politique de l’assistanat ? « L’homme en tant qu’individu est un génie. Mais les hommes dans la masse forment le monstre sans tête […] qui passe là où on le pousse », a dit Charles Chaplin (Limeligth). Or, si Andrés Manuel López Obrador a si bien réussi à gérer son image, dans quel domaine peut-on l’accuser d’ignorant ? Ignorait-t-il peut-être qu’une grande partie de son pays est « administré » par le crime organisé, décuplé par les cartels de la drogue ?
D’après la politique de sécurité dans ce domaine, on pourrait en effet croire que s’attaquer au fléau et ses métastases était un combat perdu d’avance. Aujourd’hui, dans un continent en proie à des troubles en nette augmentation, les conséquences du laxisme, voire de l’indifférence, débordent les frontières du pays. Le réseau des cartels mexicains et colombiens gangrènent la région, notamment l’Équateur qui se trouve plongé dans un chaos meurtrier depuis que Daniel Novoa a décidé de mettre en œuvre les reformes urgentes qui mettent « mal à l’aise les groupes criminels et les chefs de gangs » selon les termes du plus jeune président du pays, en fonction depuis le 23 novembre 2023. Dans ce contexte, il est assez curieux de constater que tout semble aller de mieux en mieux dans les gouvernements démagogues populistes tant qu’on ne touche pas les affaires crépusculaires qui, avec la bienveillance du pouvoir en place, hypothèquent l’avenir des nouvelles générations.
Pourquoi Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) avait-il laissé comprendre lors de sa campagne présidentielle, en 2018, qu’il n’allait pas mener de front une lutte contre les crimes impunis du passé ? C’est-à-dire ceux liés à la corruption des institutions politiques et les gangsters du narcotrafic. Il a décide en revanche de leur faire des « câlins » : Abrazos en lugar de balazos (« des câlins, pas de balles ») a été le slogan de sa stratégie de sécurité pour faire face à une violence endémique. Dans un discours prononcé en avril 2020, le président mexicain avait envoyé aux narcos un message d’une naïveté déconcertante : « Il faut aimer la vie, la vie est le plus sublime, est une bénédiction. ». En s’adressant à ceux qui n’ont pas commis des délits graves, il avait assuré : « Nous allons vous proposer des alternatives pour que vous puissiez vous réincorporer à la vie publique et être des gens bien, de retour au foyer familial pour que vous soyez heureux, et pour que vous ne vous sentiez pas obligés à faire du mal à autrui. ». Depuis cette proposition digne d’un film à l’eau de rose, combien de malheureux narcos ont envisagé la possibilité de troquer leur Kalachnikov contre un outil de travail et une formation professionnelle ? Depuis son investiture, le 1er décembre 2018, López Obrador avait déclaré que son engagement contre le fléau de la corruption et les escadrons du crime organisé resterait ferme. Six années plus tard, les organisations criminelles ont élargi leur pouvoir, son mandat a été le plus meurtrier jamais enregistré avec un record de plus de 180 000 personnes tuées.
AMLO a fait du pays « tout entier un otage » du crime organisé, a dit le journaliste mexicain Victor Beltrí il y a deux ans avant de conclure que « malheureusement, nous paierons tous la rançon. » À présent, les victimes de la criminalité urbaine et les dizaines de candidats assassinés pendant la campagne présidentielle lui ont donné raison. Paradoxalement, le pays n’a jamais été autant militarisé comme ces dernières années. Mais, quand on se promène dans les rues, surtout dans les secteurs touristiques du golfe du Mexique, l’image donnée par la fonction des militaires est moins la lutte contre la criminalité que la protection des gringos porteurs de juteux dollars. Rappelons que des affrontements entre bandes rivales, en 2021, à proximité des zones touristiques du Quintana Roo, ont fait plusieurs victimes parmi les touristes. À cet égard, au-delà d’une politique de l’assistanat populiste et insoutenable à terme, la visibilité policière, la multiplication de la présence des militaires armés jusqu’aux dents a certainement rassuré la population, comme l’a montré le résultat électoral du 2 juin avec 59,76 % des voix pour Claudia Sheinbaum, la candidate d’une gauche plus moderne et progressiste que celle de son prédécesseur.
Ce jour-là, Alberto Guerrero Baena a concédé une interview à la télévision argentine. Ce politologue, sociologue, anthropologue et avocat mexicain a manifesté une certaine préoccupation à l’égard de la politique que le nouveau gouvernement devrait mener en matière de sécurité intérieure. Voici un extrait :
Combien de candidats ont été assassinés pendant la campagne ?
« La campagne présidentielle s’est déroulée dans une lourde ambiance, avec beaucoup de violence électorale et politique. Il existe une sévère confrontation entre la population et la réalité sociale marquée par la criminalité. Selon les dernières estimations, trente-quatre candidats ont été tués. Dans la ville voisine à Morelia, celle où j’habite dans l’État de Michoacán [le sud de cette région est particulièrement dangereuse], un autre candidat a été tué la vaille du scrutin. C’est lamentable la façon dont le crime organisé et les clans de délinquants ont semé la violence, ce qui a certainement pesé sur le résultat de l’élection.
Le crime organisé domine une grande partie du territoire national, les Zetas, le cartel de Sinaloa… Le gouvernement n’a pas pu les arrêter et ils ont même tué un candidat à une mairie…
C’est par manque de la mise en place d’une politique de sécurité. En ce sens, des analyses très poussées ont été réalisées par des spécialistes dans ce domaine, comme cela a été mon cas. La situation s’est particulièrement aggravée depuis que [le parti] Morena est au pouvoir, car le gouvernement n’a pas mené un programme de transformation de la sécurité publique. Or, comme les institutions pertinentes n’ont pas été renforcées d’une manière appropriée, au lieu d’un pouvoir civil, cette tâche fut confiée aux forces armées. Ce sont donc les militaires les responsables de la sécurité, malgré le fait que la Constitution établisse le contraire. Aussi, les militaires sont les fournisseurs du gouvernement, par exemple ils ont été chargés de la construction du nouvel aéroport ainsi que du Train Maya. Le crime organisé s’est enraciné dans les différentes structures du gouvernement.
Ces groupes possèdent un grand pouvoir économique. Je pense aux Zetas, cette formation militaire destinée à combattre le trafic de drogue et qui s’est transformée en un groupe narco-criminel…
Les « Z » sont aujourd’hui un groupe mineur. Le cartel Jalisco nouvelle génération c’est le groupe le plus fort, il a le contrôle et le pouvoir. En fait, il s’avère que le crime organisé domine soixante-dix pour cent du territoire mexicain. Nous avons le cartel de Jalisco et, en différents États, des cartels unis et des cartels locaux : Michoacán, Tamaulipas, el cartel du nord-ouest, le cartel de Sinaloa. Ce dernier a beaucoup marqué la relation du gouvernement avec les États-Unis, et a sans doute également contribué à assombrir cette élection. Par exemple, le gouvernement distribue de l’aide sociale aux adultes ainsi que des bourses aux étudiants, mais le crime organisé, en suivant son plan de recrutement, leur apporte trois ou quatre fois plus. C’est là tout le problème, un problème très grave qui concerne la politique de sécurité. Le gouvernement issu de ces élections devra s’y attaquer avec détermination. »
Eduardo UGOLINI