Le 16 mai 2024, la poétesse, chroniqueuse et artiste visuelle chilienne Carmen Berenguer, modèle pour les jeunes poètes chiliens actuels, féministe engagée et grande représentante de la génération des années 1980, est partie rejoindre Pablo Neruda et Gabriela Mistral au paradis des poètes. C’est à la Chascona (fondation Pablo Neruda, Santiago), lieu si emblématique pour la poésie chilienne, qu’a eu lieu les 17 et 18 mai 2024 sa veillée funèbre.
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Née en 1946, elle a profondément renouvelé la poésie au Chili en bouleversant les codes, notamment par l’introduction de l’oralité et de l’engagement politique, le mélange de genres littéraires ainsi qu’une réflexion sur le corps et la langue, comme le rappelle le site Memoria chilena qui lui consacre une page. Membre du collectif « Las yeguas del Apocalipsis » en 1989 aux côtés de Nadia Prado, Pedro Lemebel et Francisco Casas Silva lors d’une performance dénonçant l’occupation de l’Université du Chili par les militaires, sa production a été récompensée par des distinctions tels la bourse Guggenheim en 1997, le Prix Ibéro-Américain de Poésie Pablo Neruda en 2008 ou encore le Prix d’Honneur « Foundation for Gratis Culture » (Liban) en 2014.
Son premier recueil, Bobby Sands desfallece en el muro (1983), marque la création poétique du moment en pleine dictature. Ce livre est écrit en mémoire du militant irlandais et député, mort en 1981 en prison durant le gouvernement Thatcher suite à une grève de la faim, et les poèmes visuels qui le composent évoquent les jours d’incarcération de Sands en reproduisant dans certains cas les barreaux de la prison. Ce livre résonne particulièrement à une époque où la répression est monnaie courante dans le Chili de Pinochet. Suivent de nombreux autres recueils, comme Huellas de siglo (1986), A media asta (1988) ou Sayal de pieles (1993) ; dans le poème « Mala piel » (« Mauvaise peau ») de ce dernier, son écriture du corps est parsemée de néologismes : « Peau qui pore ne pourrait être autre peau de pêche noire ; / pigment obscur rien d’autre, plus qu’obscur, rien d’autre. / Crin soufreux la casaque qui le recouvre et le noircit » (je traduis). Citons aussi Naciste pintada (1999), La gran hablada (2002) ou, plus récemment, Plaza de la Dignidad (2021), ce dernier recueil constituant un témoignage en poésie des manifestations survenues dès l’automne 2019 au Chili et de la répression policière qui en a découlé. Carmen Berenguer a d’ailleurs participé avec ferveur à des actions poétiques lors de ces événements : ainsi, dans un article pour le journal El Norte (Mexique), le 20 mars 2021, Daniel de la Fuente explique que la poétesse « a rejoint les manifestations où, micro à la main, elle a lu des poèmes de sa production écrits ces jours-là et d’autres célèbres écrits suite au renversement de Salvador Allende et à la dictature d’Augusto Pinochet » .
Très impliquée dans la vie littéraire de son pays et la transmission de son savoir, elle a été membre du jury du prix Pablo Neruda, décerné chaque année à un poète chilien ayant déjà fait ses preuves et reconnu par ses pairs. Elle a également animé de nombreux ateliers littéraires comme ceux de la Sociedad de Escritores de Chile (SECh) dès 1986 auxquels participent de jeunes auteurs en devenir. Mais comme me l’avait confié en janvier 2017 la poétesse lors d’un entretien chez elle, dans son appartement de Plaza Italia, « je considère que les gens n’apprennent pas à écrire dans l’atelier » car, pour elle, son rôle consistait plutôt à consolider leur bagage littéraire-poétique. C’est aussi dans le cadre de l’espace culturel et artistique Balmaceda 1215 à Santiago qu’est intervenue Carmen Berenguer en accueillant dans ses ateliers les poètes « novísimos » comme Héctor Hernández, Diego Ramírez ou encore Pablo Paredes, qui ont commencé leur production au début des années 2000 et sont aujourd’hui des valeurs sûres de la poésie au Chili.
Le poète Héctor Hernández a fort bien résumé, dans son livre Contra el amanecer, en gestation en 2021 et compilant notamment ses publications sur Facebook, la singularité de l’écriture de la talentueuse Carmen Berenguer : « Je connais Carmen Berenguer depuis plus de vingt ans […]. Carmen, dans son œuvre étrange, anormale, fracturée et monumentale a donné corps à la métaphore du grand zoo humain que nous sommes. Corps, chair mais aussi esprit qu’elle a lus comme personne à Santiago depuis la Plaza Italia. […] L’écriture de Carmen fuit tout ce qui pourrait ressembler au monde car l’idée est de créer un langage qui le serait ». Il écrit aussi en 2018 dans son récit de vie Los nombres propios : « Ma belle dame. C’est ainsi que je commence les méls à Carmen. Elle me répond par un ‘chevalier errant, pèlerin et rêveur’ […]. Son écriture anormale, puissante, visionnaire requiert d’être lue comme un tout et par tous. C’est pour ces raisons que je veux son Prix National ». Ce Prix National, elle ne l’a étrangement jamais obtenu mais, quoi qu’il en soit, son écriture rebelle et novatrice restera parmi les œuvres les plus importantes de la poésie chilienne de la fin du XXe siècle. Et pour clore cet article, quoi de plus beau que ces quelques mots que je traduis en français, postés sur le réseau social X par le grand poète Raúl Zurita ? Il y écrit le 16 mai 2024 : « ADIEU CARMEN BERENGUER TA POÉSIE EST DÉSORMAIS MA BOUCHE MES ONGLES MES DENTS MES YEUX QUI SAIGNENT FACE À TON DÉPART » et le 19 mai : « Adieu Carmen Berenguer, depuis ce rude côté de la terre de leurs yeux longs et aqueux tes poèmes prennent congé de toi ».
Benoît SANTINI