Argentine – Espagne : crise binationale, fragmentations internationales

L’Espagne a rappelé Maria Jesús Alonso Jiménez, son ambassadrice en Argentine, « de façon définitive » le 21 mai 2024. Comment Buenos Aires et Madrid, traditionnellement amis, en sont arrivés là ? Comment interpréter une crise déstabilisant les coopérations progressivement construites entre les deux rives de l’Atlantique depuis le rétablissement de la démocratie en Espagne et en Amérique latine ?

Photo : La Nación

La réponse est paradoxalement « simple comme bonjour ». Le courant menaçant de tout emporter vient du Rio de la Plata. Il a un nom, Javier Milei, hôte de la Casa Rosada (l’Elysée argentin) depuis le 10 décembre 2023. Le Président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez, socialiste, représente ce que combat de toutes ses tripes le dirigeant argentin. L’Espagne, qui a les préférences de son cœur et de son portefeuille, est celle éventuellement du Parti Populaire, mais surtout celle de la formation d’extrême-droite Vox. Son ami idéologique, Santiago Abascal, président de Vox, l’ayant invité à prendre la parole, en « vedette américaine » à « Europa Viva 2024 », premier « raout » électoral de ce parti aux européennes, Milei a accepté sans hésiter. Le 19 mai, au meeting de son compère Abascal, Milei a traité l’épouse de Pedro Sánchez, président du gouvernement espagnol, « de femme corrompue ». Il a fait ainsi allusion aux poursuites engagées contre l’épouse du premier magistrat espagnol par diverses officines de droite et d’extrême-droite.

Le divorce entre les deux pays est la conséquence du propos polémique tenu à Madrid, dans un contexte électoral, par un chef d’État étranger. La polémique a déchiré quarante ans de bonnes relations, portées côté argentin, par justicialistes, radicaux et libéraux (le parti PRO), et côté espagnol par socialistes et populaires du PP. Le vase du sud profond hispanique associant l’Espagne à l’Amérique ibérique a été fêlé. L’accord du Mercosur avec l’Union européenne a par ricochet du « plomb dans l’aile ».

Javier Milei avait pendant la campagne électorale mis en spectacle ses convictions libertaires radicales, politiques comme économiques. Il avait promis de gouverner tronçonneuse en mains. C’est chose en cours. Il a commencé par réduire le périmètre de la Nation argentine, coupant les aides sociales, les subventions à l’éducation et aux universités, privatisant les biens collectifs. Ce qui était moins prévu était l’esprit de croisade internationale du nouveau président. Il a rompu avec la politique d’État et tronçonné les relations diplomatiques de l’Argentine avec tous ceux qu’il soupçonne de socialistes. Brésil, Chine, Palestine, Saint-Siège et désormais Espagne ne sont plus considérés par Buenos Aires comme des partenaires idéologiquement compatibles. Le chef d’État argentin a verbalement pris à partie le Pape comme les présidents des pays suspects d’étatisme.

Milei l’a fait sans égard pour les protocoles de la société internationale. Il agit à l’extérieur comme à l’intérieur de la même manière. Il ne veut parler qu’avec ceux qui partagent son « credo » libéral et néo-libéral. Respectueux des usages, les autorités espagnoles avaient autorisé son avion à se poser sur un aéroport militaire de la capitale espagnole, Torrejón de Ardoz. Peu sensible à ces attentions diplomatiques, Javier Milei a réagi en intolérant assumé. Faisant un pied de nez à la courtoisie diplomatique, il a refusé, le 19 mai avant son meeting, de faire un crochet vers la Zarzuela et la Moncloa, résidences du Roi Philippe VI et du président du gouvernement, Pedro Sánchez. Réponse du berger à la bergère, un ministre espagnol, socialiste, Óscar Puente, ministre des Transports lui aussi en campagne, s’était assis sur les usages insinuant que Milei prenait des « substances ». L’épisode suivant, la riposte, a été à la hauteur du personnage argentin. Milei, après avoir assimilé socialisme à péronisme, s’en est pris à l’épouse de Pedro Sánchez, Begoña Gómez. Le ministre des affaires étrangères espagnol, José Manuel Albares, a de façon solennelle, depuis le Palais de la Moncloa, demandé illico au président argentin des excuses officielles. L’ambassadrice espagnole à Buenos Aires dans l’attente avait été rappelée à Madrid, dès le 19 mai.

Milei, de retour à Buenos Aires, a délibérément fait le choix d’enfoncer le clou. « C’est une poule si mouillée », a-t-il dit en parlant de Pedro Sánchez , « qu’il a demandé à des femmes de venir me demander des comptes ». Auteur d’un livre au titre sans équivoque, Capitalisme et socialisme, qu’il a « présenté » le 22 mai dans le vieil « Arena » de la capitale argentine, Luna Park, il a récidivé. Le « show » a été diffusé en direct sur le site de la Présidence argentine. Milei est entré en scène avec en fond sonore un air de Raffaella Carrá, chanteuse italienne à succès, au texte corrigé de la façon suivante: « Pedro, Pedro, Pedro, ta femme est une corrompue, et toi avec ». Il y a eu d’autres ritournelles, de la même eau, plus grossières encore. Un one man show burlesque et idéologiquement carnavalesque a suivi. Son acteur Javier Milei passant à l’explication de texte a lancé une attaque idéologique en règle, « contre le socialisme du XXIème siècle », Antonio Gramsci, le Forum de Sao Paulo et le Groupe de Puebla. Évoquant, cette fois-ci à mots couverts, son impromptu espagnol chez Vox, il a dit, « c’est amusant d’aller de par le monde pour mener la bataille culturelle » contre le socialisme, « Vive la Liberté, Merde ! ».

Le spectacle, et la harangue, appréciés du public, l’ont été beaucoup moins à la Moncloa. Madrid a rappelé de façon définitive comme indiqué plus haut son ambassadrice. La performance de scène était sans doute de qualité mais institutionnellement déplacée pour un chef d’État. Le « Premier » argentin court le risque de mettre à mal non seulement quarante ans de coopérations bilatérales de toute nature, mais aussi les relations avec l’Union européenne. Pourtant, le retour annoncé, dans les mêmes conditions protocolaires, de Milei à Madrid le 21 juin ne peut qu’alourdir le passif. Milei va en effet recevoir un prix décerné par une institution espagnole au néolibéralisme radical, proche du secteur le plus à droite du Parti Populaire, l’Institut Juan de Mariana. Le directeur de cet organisme a justifié l’invitation et la distinction « en raison du rôle de diffuseur à succès des idées de liberté dans un pays ruiné par le socialisme, joué par Javier Milei ».

Le conflit est bilatéral. Mais ses retombées vont bien au-delà de l’Argentine et de l’Espagne. Les extrême-droites et les droites espagnoles, européennes, nord-américaines et latino-américaines ont légitimé le 19 mai à Madrid les outrances et le comportement de bateleur du président Milei. De la Française Marine Le Pen au Chilien José Antonio Kast, en passant par Matt Schlapp, président de l’American Conservative Union, André Ventura, responsable du parti d’extrême-droite portugais Chega, et le président hongrois, Viktor Orban. Georgia Meloni, présidente du Conseil italien, a donné une suite institutionnelle à cette sauterie d’extrême-droite. Elle a, en effet, par sympathie idéologique, invité Milei à la table du prochain G7, les 13 et 14 juin prochains. Le patronat espagnol a également adoubé le Premier argentin. Il l’a reçu, comme si de rien n’était, dans ses locaux madrilènes. Mieux, une belle photo, -de famille ?-, a été tirée au siège de la CEOE, la Confédération Espagnole des Organisations d’Entreprises, avec en son centre Antonio Garamendi, président de la CEOE, et Javier Milei.

Ce n’est que le lendemain de cette photo de famille qu’Antonio Garamendi a publié un communiqué signalant « son profond refus de déclarations hors de propos du mandataire argentin ». Il a par ailleurs signalé que les intérêts espagnols en Argentine sont « très importants » et « que cela nous plaise ou non, le président du gouvernement (espagnol) est notre président ». Le Parti Populaire, après avoir considéré comme non avenu, et électoraliste, le rappel de l’ambassadrice espagnole en poste à Buenos Aires, a laborieusement rectifié considérant que Javier Milei et Pedro Sánchez en faisaient trop, et qu’il convenait de « recentrer » la question. Mais, en dépit de l’enquête effectuée par l’Unité centrale Opérative de la Garde civile espagnole qui n’a trouvé aucune trace de délit d’influence de la part de l’épouse du Président du gouvernement, Vox, mais aussi le Parti Populaire, persistent et signent, tablant sur le dicton populaire du « il n’y a pas de fumée sans feu ». Alimentant ainsi les ardeurs inquisitoriales de celui qu’ils ont légitimé comme leur semblable, Javier Milei.

Peu de chefs d’État ont adressé un message de soutien démocratique au président du gouvernement espagnol. À l’exception, malgré tout, de la Bolivie, du Brésil et de la Colombie. Le 22 juin, Javier Milei recevra à Hambourg un prix décerné par une fondation d’économistes allemands d’extrême-droite, la société Friedrich Hayek. Que va faire le chancelier, Olaf Scholz ? Il est socialiste, comme Pedro Sánchez, mais on le sait préoccupé par l’économie de son pays. L’Argentine est dotée de ressources énergétiques qui intéressent les entreprises d’outre Rhin. German Accelerator, un groupe allemand de start-up, a ouvert à Buenos Aires son premier bureau latino-américain. L’Allemagne pousse par ailleurs Bruxelles à accélérer les négociations Europe/Mercosur. Un collectif associatif allemand a d’ores et déjà lancé un mois anti Milei pour polluer la visite du président argentin, appeler le chancelier à suspendre les négociations Europe/Mercosur et à ne pas recevoir son « homologue » du Rio de la Plata…