Escalade de violence en Amérique latine. Le « programme Bukele » commence à devenir une référence en la matière. Dans différents pays, des responsables politiques envisagent l’adoption de ce « moindre mal » face à une situation qui menace la stabilité sociale dans la région. Un programme orthodoxe à la mesure d’un « dictateur-cool ».
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La dramatique situation du Salvador n’a pas laissé d’autre choix. C’est l’argument de Nayib Bukele, le charismatique président réélu démocratiquement qui s’est autoproclamé « le dictateur le plus cool de la planète » en réponse aux critiques des organismes internationaux des droits humains. Vu d’Europe, c’est un scénario difficilement compréhensible, de même que tenter d’imaginer ce qu’est l’horreur vécu par une population qui est trop longtemps restée sous la menace de perdre la vie à tout moment. Depuis plusieurs décennies, le Salvador était le pays le plus dangereux du monde, quatre années de « nettoyage civique » l’ont converti en le plus sûr de tout le continent américain tout juste après le Canada.
Dans ce contexte, organismes internationaux et associations locales accusent le gouvernement de violation de droits humains. Selon un rapport d’Amnesty International de juin 2022, « sous prétexte de sanctionner les gangs, les autorités salvadoriennes ont commis des violations massives de droits humains, dont des milliers d’arrestations arbitraires et de violations des garanties procédurales, ainsi que des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements, et au moins 18 personnes sont mortes en détention ». De son côté, Ovidio Gonzales, directeur d’une association qui représente plus de 400 détenus (Tutela Legal) affirme que « nous savons que dans les dossiers que nous portons, il s’agit de personnes innocentes. Nous en avons les preuves et il est impossible de dire que ces personnes appartiennent à un gang. ».
Or, la réponse aux accusations contre le programme Bukele se trouve dans n’importe quelle rue du pays. Ce sont des scènes de la vie quotidienne que l’on croyait à jamais disparues. D’après les témoignages recueillis par l’auteur de ces lignes, les parents se disent rassurés parce que leurs enfants ont découvert la joie de jouer librement dans la rue, cela même après le crépuscule. Dans les banlieues et dans les jardins publics, les touristes qui découvrent un pays pacifié sont témoins d’un spectacle que les autochtones avaient oublié : le droit de se promener librement, et sans se cramponner à leurs sacs en regardant tout autour tous les 20 mètres. Les voyageurs, les chauffeurs de transports en commun, les piétons ne se sentent plus menacés par l’irruption des voleurs à tout moment et même en plein centre-ville.
Toutefois, si la situation est devenue « idyllique », alors pourquoi le programme Bukele génère-t-il autant de méfiance, voire le rejet total d’une grande minorité de la communauté internationale ? Pour l’avocate Zaira Navas, de l’association de défense des droits humains Cristosal, après la réélection le pays a vécu « une transition rapide vers l’autoritarisme et depuis peu vers une dictature…dans la mesure où il n’y a plus d’équilibre ni de contre-pouvoirs : la justice n’est plus indépendante, il n’y a plus d’assemblée législative délibérative qui contrôle l’exécutif. Et l’exécutif contrôle tout ! » Et encore : si Bukele se dit dictateur-cool, peut-on prédire à terme une dérive totalitaire genre « dictature tempérée » du style de celles qui ont exercé le pouvoir en plusieurs pays d’Amérique latine dans les décennies 1950/60 : Pérou, Colombie, Équateur, Argentine, Brésil, Paraguay, Mexique, Costa Rica et Bolivie ? Cette question reste ouverte mais il faut se rendre à l’évidence : la réalité sociale du Salvador reste imperméable à toute critique. Comme l’atteste le choix du peuple souverain : l’écrasante réélection du président, le 4 février 2024, avec un taux de popularité proche de 90 % des voix. Au pouvoir depuis 2019, son parti Nuevas Ideas a remporté 58 des 60 sièges à l’Assemblée. «C’est la première fois qu’un parti unique gouverne dans un système pleinement démocratique », s’est félicité le dictateur-cool après sa réélection.
Avec ce soutien inédit dans l’histoire du pays, l’état d’urgence sera prolongé indéfiniment selon le président. En cours depuis 2022, cette mesure radicale qualifiée de « dérives autoritaires » par les organisations des droits humains autorise des arrestations sans mandat avec le soutien logistique des forces armées. Une poigne de fer qui a permis de neutraliser environ 75 000 criminels derrière les barreaux, dont 12 500 – soit les plus dangereux – dans la flambante prison la plus grande d’Amérique (40 000 places). Pour se faire une idée de la magnitude d’un tel opératif, (la population du pays est de 6,5 millions), ce chiffre en France équivaut à l’arrestation de plus de huit cent mille délinquants. Or, le résultat avale la gestion du ministère de la Sécurité : le taux d’homicides a baissé à 2,4 pour 100 000 habitants contre 87 en 2019. Le nombre de victimes mortelles attribuées aux gangs est passé de 800 en 2019 à 57 l’année dernière, selon l’ONG Acled (Armed Conclict Location and Event Data Projet).
La balance penche donc du côté de celui qui a pris le taureau par les cornes. Certes, avec une main de fer aux yeux de ses détracteurs. Une main juste cependant, vaillante et salvatrice d’après le sentiment des gens qui ont vécu pratiquement toute une vie avec la peur aux trousses. Comme en témoigne Carlos, un commerçant fréquemment victime de la pression des clans, qui plaide pour la gestion de Bukele contre les propos des organismes internationaux : « Il faut faire preuve de couardise, d’aveuglement ou de connivence avec les intérêts internationaux du crime organisé pour proclamer les droit humains des délinquants. Ceux qui assassinent des gens innocents ne méritent pas la commisération, qu’ils pourrissent en prison ! Pour la première fois, grâce à Bukele nous vivons en paix ! ».
C’est un propos qui commence à s’entendre ailleurs. Dans d’autres démocraties laxistes sud-américaines et même en Europe, où l’on se croyait à l’abri d’un crime organisé qui se répand aussi bien dans les grandes villes que dans les petits villages. On pouvait déjà constater, depuis les années 2010, une aggravation de la situation au point de conclure que l’avenir de 80 % de l’Amérique latine était conditionné par le narcotrafic, la corruption d’État et la criminalité urbaine. Ainsi, par manque de programmes éducatifs, de soutien et d’accompagnement pour les plus défavorisés, d’assistance personnelle et d’intégration sociale pour les adolescents issus de familles décomposées, le dit « programme Bukele » tintinnabule dans les oreilles de populations entières, latino-américaines, prises en otage par les gangs de la drogue, les cambriolages et les attaques « piranha » de voleurs à main armée.
C’est dans ce bouillon de culture que se sont développées les prémices du programme Bukele. On peut voir là en effet un lien direct cause-conséquence, et à présent les défenseurs des droits humains pointent du doigt celui qui a été réélu massivement en remerciement pour avoir réalisé ce grand nettoyage à sec et sans hésitations. C’est un enchaînement paradoxal mais logique et même dangereux, qui peut rappeler de loin le bilan d’anciennes dictatures, sachant que la criminalité au sud du Rio Bravo est en nette augmentation et que plusieurs pays de la région observent attentivement le processus de paix salvadorien. Nayib Bukele a dit : « Les ONG et les organismes internationaux qui militent pour les droits des criminels nous accusent pour la qualité de la nourriture en prison… Ils n’ont pas honte ! Ils n’ont jamais rien dit sur les fleuves de sang versé dans notre pays ! Ils n’ont jamais rien dit sur les centaines de milliers de personnes qui pleuraient leurs familles tuées par les criminels ! Ils n’ont jamais rien dit lorsque notre pays était le plus violent au monde ! Et le secrétaire général de l’OEA serrait les mains des chefs des clans… et congratulait le gouvernement pour la mise en place de « l’historique processus ». Et maintenant ils nous critiquent pour la qualité de la nourriture en prison… » Il y a là une large marge de discordance difficile à concilier entre critiques et résolution d’une situation délétère aux contours insaisissables, même si ce propos du président tente de justifier sa gestion.
Eduardo UGOLINI