« Ceux qui méritent de mourir » par l’écrivain argentin Carlos Salem

Carlos Salem, né en 1959 à Buenos Aires, est un écrivain, poète et journaliste argentin, surtout connu pour ses romans policiers de la série du Tigre blanc, et des ouvrages de littérature d’enfance et de jeunesse ayant pour héros le jeune Nahuel. Son dernier livre Ceux qui méritent de mourir – Première enquête de la Brigade des apôtres de Severo Justo est disponible en librairie à partir du 15 mai chez Actes Sud, son éditeur depuis 2010.

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En Espagne, un tueur en série assassine des personnes qui, selon lui, « le méritent », et ont échappé à la justice grâce à des vices de procédure. Son mode opératoire : après avoir tué ses victimes, il enveloppe leur visage dans du film alimentaire, comme pour effacer leurs traits, et laisse sur le corps un billet portant ces mots : « Mon nom n’est Personne ». Jusque-là, les meurtres ont été tenus secrets, mais quand « Personne » assassine le banquier le plus puissant du pays, ce n’est qu’une question de temps avant que la « croisade » du tueur soit rendue publique et déchaîne les passions sur les réseaux sociaux.

Carlos Salem vit a Madrid depuis plus de vingt ans. Depuis 2010 son éditeur français Actes Sud a publié Nager sans se mouillerJe reste roi d’EspagneAller simpleUn jambon calibre 45Le plus jeune fils de DieuAttends-moi au ciel et La Dernière Affaire de Johnny Bourbon (2020). Pour son dernier livre Ceux qui méritent de mourir propose quelques pages pour vous inviter à acheter le dernier livre de Carlos Salem en librairie le 15 mai.

My tailor is rich, répète Rogelio Calzado, enveloppé dans une serviette éponge de couleur blanche. La vapeur flotte dans l’immense salle de bains comme une brume légère. Rogelio se dit, comme chaque fois qu’il a le temps de prendre une longue douche sans être dérangé, que cette salle de bains serait assez grande pour faire un foot à cinq, comme quand il était gosse, là-bas, à Oviedo. En réalité, quand il était gosse, il n’avait pas le temps de jouer au foot car il fallait travailler. De toute façon, aucune équipe ne le choisissait jamais, parce qu’il était tout petit et pas foutu de taper dans le ballon. “Tu es né avec deux pieds gauches, microbe”, se moquaient les autres enfants, à commencer par ce con de Miranda, avec sa carrure qui faisait soupirer les gamines du quartier, les mêmes qui n’accordaient pas un regard à Rogelio. 

Comme toujours quand ces souvenirs refont surface, Rogelio passe en revue la vie de ces petits péteux. Aucun d’eux n’a accompli quoi que ce soit. Miranda comme les autres. Il a fini par descendre à la mine et pointe au chômage depuis plus de dix ans. Rogelio le sait parce qu’il possède des dossiers sur tous ces “copains” d’enfance qui l’ont si souvent tenu à l’écart de leurs jeux. Celui qui a le mieux réussi dirige une agence bancaire dans le bled le plus paumé des Asturies. Une agence de la banque dont Rogelio est le président et l’actionnaire majoritaire. Courir autant après le ballon pour arriver nulle part. Lui, en revanche, a réussi. Lui possède une salle de bains en marbre assez grande pour faire un foot à cinq. 

— Et pas seulement une salle de bains : un tas de salles de bains dans un tas de villas. Pendant que ce connard de Miranda chie encore dans un seau, dit-il à voix haute. Il est seul chez lui et n’a pas besoin de feindre les bonnes manières comme sa pimbêche de femme l’exige, y compris devant le personnel. 

— My tailor is rich, insiste l’enregistrement. 

— Maitailorisrich, répète Rogelio en séchant soigneuse – ment ses cheveux clairsemés. (Pris d’un accès de colère, il éteint soudain l’iPad dont l’écran semble embué.) Merde, j’espère bien qu’il est riche, mon tailleur. Avec ce qu’il me coûte, l’enfoiré. Mais Rogelio Calzado se rappelle les railleries journalistiques envers sa piètre maîtrise de l’anglais, mise en lumière à l’occasion d’une réunion internationale de banquiers, et rallume la tablette. 

— My name is… prononce la voix d’un ton professoral. — Mainaimis… imite Rogelio.
— The children sing.
— OK, les enfants, on va chanter, s’écrie Rogelio. 

Il passe la serviette sur l’écran de l’iPad, coupe le programme d’apprentissage de l’anglais pour débutants et fait défiler la bibliothèque musicale de l’appareil jusqu’à trouver le morceau de son choix. Comme s’il s’agissait d’une plaisanterie d’initiés, il appuie de l’index et sourit quand la vapeur s’emplit des accords de Crisis? What Crisis? de Supertramp. 

Une fois encore, Rogelio se félicite d’avoir donné leur week-end aux employés de maison, et que son épouse se soit opportunément envolée pour Paris dans la prévisible intention de dévaliser les grands couturiers. Il peut ainsi profiter de quelques jours en solitaire, libéré de l’obligation de simuler un stress professionnel qu’il ne ressent pas. Les chiffres sont clairs : malgré la paranoïa des marchés boursiers, ses actions, acquises au moyen de discrets intermédiaires, n’ont cessé de grimper à Wall Street et Tokyo. 

Rogelio Calzado chante, couvrant la voix de Roger Hodgson :  I’m a poor boy I can still be happy / As long as I can feel free. 

Il sourit en réalisant qu’il comprend le sens des paroles. Il monte le volume, enfile un peignoir moelleux et décide de fêter son célibat avec deux doigts de whisky, et que mon rich toubib aille se faire foutre avec ses conseils. Il chante toujours en entrant dans le vaste dressing en marbre blanc, jusqu’à ce que sa voix s’étrangle face à une présence inattendue. La silhouette porte un bleu de travail neuf et un casque de chantier jaune. Et elle n’a pas de visage. 

Calzado reçoit le coup et tombe en arrière, mais il ne heurte pas le sol avec la violence attendue et sa nuque ne se brise pas comme il l’anticipe en s’évanouissant, je ne vais pas mourir comme ça, pas presque à poil, donnez-moi au moins un beau costume, parce qu’après tout my tailor is…  La silhouette sans visage le rattrape au vol par les pans de son peignoir et le dépose sur le marbre avec une douceur maternelle. Des mains gantées lui tapotent les joues pour le réveiller, et bien que Calzado revienne à lui, ses yeux refusent de s’ouvrir. Il ne veut pas voir ce visage sans visage. Un reste de rationalité lui dit qu’il ne s’agit que d’un masque blanc, mais ça l’effraie encore davantage. Ces mêmes doigts lui ouvrent la bouche et placent sous sa langue un objet métallique dont la saveur lui paraît à la fois familière et mystérieuse. 

Il tente de l’identifier. C’est un disque, circulaire. Mince, avec un certain relief. Sucré. Le banquier comprend et panique pour de bon. C’est une pièce. De deux euros. Ça a le goût d’une pièce de deux euros. Calzado songe vaguement qu’il préférerait mourir plutôt que d’admettre qu’il connaît le goût de l’argent et regrette aussitôt cette pensée. Il ouvre les yeux. Le visage sans visage, sous le casque, le regarde sans yeux. — Mon nom est Personne, dit-il. Puis il lui plante le tournevis dans le cou. 

— … rrezikGefahr, небяспека, opasnost, murmure Dalia Fierro au réveil, à son propre étonnement – mais elle continue d’égrener le mot “danger” dans toutes les langues qu’elle connaît, trop nombreuses pour qu’on puisse les citer. Depuis des années, elle pratique ce rituel secret qui lui permet de contrôler une volonté – la sienne –, robuste comme une locomotive, mais avec une certaine tendance à dérailler. Il arrive même qu’elle s’endorme en traduisant un mot au hasard et qu’elle se réveille occupée à la même tâche en rêve, comme si la nuit s’était écoulée en un battement de cils. Mais jusque-là, ça ne lui était pas arrivé en dormant avec quelqu’un. 

Elle ne peut réprimer un sourire attristé en faisant le constat que, même dans un demi-sommeil, elle se souvient que “danger” se dit opasnost en croate, fare en danois, nebezpečenstvo en slovaque, mais pas comment s’appelle le jeune homme endormi à ses côtés. Dalia continue de traduire mentalement tout en observant le corps nu étendu sur le lit. 

Il dort avec cette invulnérable insouciance qu’affichent uniquement les hommes de moins de trente ans. Comme si la mort, comme dans le poème de Benedetti, était toujours la mort des autres. 

Rodrigo ? Ou peut-être Iván. Non, pas Iván. D’ailleurs c’était pas terrible non plus. Mais pas catastrophique. C’était… kwesokudla. “Correct”, en zoulou. Pour ça aussi, on repassera. Dalia sourit. Mais ce n’était pas si mal. Quoi qu’il en soit, son signal d’alarme ne s’est pas déclenché à cause de ce garçon qu’elle a rencontré hier soir dans un bar élégant, l’un de ceux qu’elle écume quand son volcan intérieur se réveille et menace d’entrer en éruption, pour finir toujours en une pluie de cendres.  Elle se demande encore une fois pourquoi elle fait ça. Pourquoi elle cherche – et trouve toujours – d’agréables relations (becik en javanais) d’un soir avec des jeunes gens qui ont quinze ans de moins qu’elle. L’experte psychiatre Dalia Fierro, toujours aussi agaçante, connaît la réponse : tu fais ça pour éviter de t’engager dans une histoire qui ébranlerait encore davantage l’équilibre instable de ta vie.  La psychothérapeute Dalia Fierro, maternelle et distante à la fois, nuance : tu as raison de laisser périodiquement s’exprimer tes pulsions pour les contrôler. Tu ne dois pas revenir en arrière. Surtout pas. 

Et la femme nue Dalia Fierro, plus pragmatique, pense : tu peux dire ce que tu veux, mais à quarante-huit ans, tu adores que ces garçons au corps de statue grecque te désirent et te rappellent pour remettre ça. Mais toi, pauvre idiote, tu ne remets jamais ça. Les trois Dalia – trois, parmi de nombreuses autres qui n’en font qu’une – admettent cependant que la raison, la véritable raison de ces choix est bien plus simple et presque plus louable : au moins ça t’évite de te taper le pauvre Martín dans un accès de mélancolie. 

Martín est son secrétaire au cabinet, vingt-sept ans, une beauté renversante de jeune fauve, puissant… et amoureux de Dalia avec la dévotion d’un labrador. Chaque fois qu’elle se sent près de succomber à la tentation de se laisser ado-er, elle sort dans un bar et ramène chez elle un type qui ressemble à Martín, mais qui n’est pas Martín, et c’est tout ce qu’on lui demande. Ça ne peut donc pas être ce garçon (Fabián ? Non, ça sonne un peu argentin et je crois qu’il m’a dit qu’il est de Salamanque) qui l’a poussée à se réveiller en murmurant le mot “danger” dans toutes les langues. Il n’est rien qui puisse perturber Dalia Fierro à ce point. Rien ni personne. Du moins personne qui vive en Espagne. Le nom lui vient de très loin, d’un lieu pourvu d’un soleil factice et d’un mode de vie réglé comme du papier à musique. Elle ne veut pas penser à lui. L’évoquer est une erreur. La pire qu’elle puisse commettre. Je ne dois pas penser à Severo Justo. 

Trop tard. — Tanga, tanga, tanga. Elle se traite d’idiote en philippin.
— Je crois que tu l’as enlevé dans le salon, murmure le jeune homme en s’étirant. Mais le remets pas tout de suite, allez. Tu es plus belle sans rien.  Il se tourne et la caresse ; elle le laisse s’approcher jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’être plus près. Toutes les Dalia – qui n’en font qu’une – se démènent pour qu’un tsunami de sensations emporte ses pensées. Elle y parvient presque. Un peu plus tard, quand vient l’orgasme, au lieu de l’habituelle explosion de lumière du genre supernova, Dalia ne voit derrière ses paupières mi-closes qu’un éclat tiède et lointain. Comme le soleil de Bruxelles.