Les affaires militaires depuis les défuntes dictatures du siècle passé étaient traitées en Amérique latine avec une grande discrétion. L’armée, dit-on traditionnellement en France, est une grande muette. Pourtant sur ce front là, d’un côté comme de l’autre du « Grand Bleu », ces questions montent en première ligne, en dépit du droit des gens. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, et plus récemment la guerre de Gaza, ont bousculé les priorités gouvernementales et médiatiques, ici, en Europe, et là en Amérique latine.
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En Europe, ces crises violentes occupent une place majeure dans les agendas diplomatiques et atlantiques. L’Amérique latine observe et ajuste ses réactions internes, et ses amitiés internationales, en fonction d’intérêts immédiats, libérés du droit. Le recours à la guerre, pour faire oublier les aigreurs du présent national, tout en réglant par la force de vieux problèmes, a été un message reçu 5 sur 5 par les autorités vénézuéliennes. Le contentieux territorial endormi de l’Essequibo, partie du Guyana, a été ranimé par Caracas, de façon inattendue. Le président Nicolas Maduro a réactivé ses demandes visant ce territoire. Il a procédé à des gesticulations politiques. Un référendum a été soumis au vote des vénézuéliens le 3 décembre 2023 pour vérifier leur soutien aux exigences de leur président. Et plusieurs milliers de soldats ont été envoyés sur la frontière. Cette décision a entraîné un déploiement parallèle de militaires brésiliens sur les confins guyanais et vénézuéliens.
Sur un registre parallèle, les autorités équatoriennes, élues en 2023, ont passé outre aux règles internationales pour arrêter dans une ambassade étrangère la légation mexicaine, un opposant politique, l’ex-vice-président, Jorge Glas. La police équatorienne, le 5 avril 2024, a enfoncé les portes de l’ambassade, bousculé sans ménagement le diplomate mexicain responsable, Roberto Canseco, et passé des menottes à l’opposant réfugié. La justification de cette violation musclée du droit international repose sur un credo qui fait tâche d’huile, « la fin veut les moyens ». La force policière et de plus en plus militaire est pour quelques gouvernements priorisée. Le Salvador de Nayib Bukele a créé un précédent pour s’attaquer à l’insécurité. Le droit, l’immunité diplomatique, passent de plus en plus à la trappe au nom de l’efficacité.
Ce regain militariste a accéléré par ricochet la présence sur le marché du mercenariat proche-oriental et ukrainien, de sans soldes colombiens. Ils seraient selon plusieurs sources environ 2000 à combattre au sein de la légion internationale ukrainienne. Leur présence a été pour les mêmes raisons attestée aux Émirats arabes Unis, et au Yémen, où ils participeraient, sous contrat de la société de sécurité privée Blackwater, au conflit civil contre les Houthis. Appréciés pour leur expérience guerrière dans leur pays, ils peuvent faire valoir un savoir-faire universel. D’anciens militaires ou policiers colombiens ont assassiné en 2021 un président haïtien, et en 2024, un candidat présidentiel équatorien.
Les États-Unis de Joe Biden ont ressorti le recours au muscle militaire pour bloquer, à la veille de leurs élections présidentielles, les flux de migrants passant par la frontière terrestre sud du Mexique donc. Le Mexique sous pression a accepté d’en parler dans les termes correspondant aux objectifs fixés par les États-Unis. Haïti, en déliquescence étatique, sans autorités légitimes, sans gouvernement souverain et en capacité d’agir, observe et attend les décisions prises par la Maison Blanche. Washington a sollicité de façon incitative divers pays africains, hier le Kenya, aujourd’hui le Bénin, leur demandant d’envoyer des policiers et des soldats à Port-au-Prince, pour freiner, à défaut de bloquer, les candidats à l’exil économique et sécuritaire.
Les victoires électorales de forces politiques pro-occidentales en Équateur et surtout en Argentine, ont bousculé la donne géopolitique. Le nouveau président « gaucho », Javier Milei, a signalé qu’il avait visité Israël « par solidarité contre les attaques du groupe terroriste Hamas ». Le 6 février 2024, à l’occasion de ce voyage, il a assuré au ministre des affaires étrangères, Israël Katz, qu’il entendait transférer l’ambassade de son pays de Tel Aviv à Jérusalem. Cette déclaration a été saluée par les autorités israéliennes et condamnée par le Hamas. L’Argentine a envoyé le 18 avril dernier son ministre de la défense, Luis Petri, à Bruxelles, au siège de l’OTAN, pour solliciter un « partenariat global ». Joignant, en dépit de la crise, un geste concret à la parole, le ministre est parti au Danemark faire ses courses. L’Argentine a remplacé ses vieux Mirages français par 24 avions F16, déclassés par Copenhague, mais encore bons pour le service. L’Argentine rejoint dans le cercle des amis latino-américains de l’Alliance atlantique la Colombie qui y est entrée progressivement de 2011 à 2018. On notera que ce rapprochement voulu par les présidents colombiens Juan Manuel Santos et Ivan Duque n’a pas été dénoncé par leur successeur actuel, Gustavo Petro.
La générale nord-américaine, responsable du Commandement sud des armées étatsuniennes, Laura Richardson, a illico fait un déplacement à Buenos Aires. Elle a remis aux forces aériennes argentines un avion Hercules C-130. Par ailleurs, le jour de cette visite, les Etats-Unis ont accordé 40 millions de dollars pour moderniser les forces armées argentines qui vont être affectés à l’achat des F16 danois. La générale a signalé que cette donation relevait « d’un esprit de contagion positive venu d’Argentine. (..) pour défendre la démocratie ». Selon les propos tenus à Ushuaia par le président Milei, en présence de la générale Laura Richardson, l’Argentine pourrait ouvrir sa base maritime en Terre de feu, à la marine nord-américaine. Ce lien atlantique pourrait être aussi « occidentalisé ». Giorgia Meloni, présidente du Conseil italien, et présidente en exercice du G7, a annoncé son intention d’inviter le 13 juin au prochain sommet de cet organisme de concertation occidental le chef d’Etat argentin, Javier Milei. La générale a par ailleurs visité l’Équateur, pays victime de violences liées au trafic de stupéfiants, pays également situé au cœur de l’Amérique du sud, frontalier, ou proche, de la Bolivie, du Brésil, du Chili et de la Colombie, dirigés par des formations nationalistes et progressistes, ouvertes aux intérêts chinois, et détenteurs de réserves importantes de lithium, cuivre, fer, gaz, pétrole.
Cette évolution est celle de quelques pays latino-américains. D’autres s’efforcent de perpétuer avec le Brésil une autre voie, conforme au droit et au respect des souverainetés. Le risque, selon plusieurs experts en relations internationales, est que l’Amérique latine se divise, et s’oppose, en camps antagonistes. Ces « camps » pourraient cristalliser cette fracturation, entre ceux qui se considèreraient émissaires des Etats-Unis, et ceux qui privilégieraient l’alliance chinoise1.
Jean-Jacques KOURLIANDSKY
- Monica Hirst, Roberto Russell, Ana Maria San Juan, Juan Gabrile Tokatlian, « América Latina y el Sur Global en tiempos sin hegemonias », Revista CIDOB d’Afers Internacionals, n°136, pp 133-156 ↩︎