Le dernier film de la réalisatrice chilienne Maité Alberti, que nous suivons depuis son premier long-métrage présenté en France il y a une dizaine d’années, La Mémoire éternelle est l’histoire de Augusto Góngora, journaliste chilien et Paulina Urrutia, actrice, activiste et politicienne, forment un couple amoureux et soudé depuis plus de vingt ans. Il y a huit ans, on lui a diagnostiqué la maladie d’Alzheimer et le film témoigne sur les quatre dernières années de sa vie…
Photo : DR
Comment avez-vous rencontré Paulina et Augusto ? Qu’est-ce qui vous a donné́ envie d’adapter leur histoire au cinéma ?
Au Chili, ce sont des figures bien connues du grand public depuis de nombreuses années. Un jour, on m’a engagée pour faire une conférence à l’université́ où Paulina exerçait, en tant que directrice de la faculté́ de théâtre. Pendant qu’elle faisait un exposé, j’ai remarqué́ Augusto dans la salle. Il souffrait déjà̀ de la maladie d’Alzheimer et j’ai vu comment Paulina intégrait la maladie à sa vie personnelle et professionnelle. Augusto ne restait pas assis à la maison : il l’accompagnait à son travail et elle le laissait participer et même l’interrompre, sans être embarrassée. Au contraire, elle appréciait sa compagnie. Je n’avais jamais vu une personne atteinte de démence, faire autant partie de la vie de quelqu’un qui la soigne. Paulina semblait vraiment apprécier qu’Augusto soit à ses côtés.
Est-ce que plus jeune vous regardiez Augusto au journal télévisé́ ? Était-ce un reporter établi ? Pouvez-vous nous parler de sa carrière et de son influence ?
Augusto était un journaliste très influent. Son travail a accompagné́ deux moments distincts de l’histoire du Chili. Pendant la dictature, il a joué́ un rôle décisif, en participant à un bulletin télévisé́ clandestin, intitulé Teleanalisis, qui rendait compte de ce qui se passait réellement dans le pays, alors que les autres médias populaires pratiquaient la désinformation. Avec ses collègues journalistes, ils allaient dans les rues pour filmer les événements et interviewer les gens. Ces vidéos étaient diffusées sous le manteau dans le monde entier. Aujourd’hui, ces images constituent les principales archives sur la dictature au Chili. Augusto est à l’initiative de ce qui forme aujourd’hui la mémoire visuelle du pays et qui est le fondement de notre histoire. Quand la démocratie a été rétablie, il était à la tête de programmes culturels, diffusés sur la première chaîne publique chilienne (Télévision nationale du Chili), où il travaillait en tant que présentateur, producteur et auteur. Il avait deux chroniques : l’une sur l’histoire du pays et l’autre, sur la création artistique locale.
Connaissiez-vous les activités de Paulina ? Quel impact a eu sa carrière ?
Paulina a joué au théâtre, au cinéma et dans des téléfilms. Elle est bien connue au Chili. Elle jouit de la même célébrité et de la reconnaissance sur le plan politique. Elle a été la première femme nommée ministre de la Culture quand ce ministère a été créé. Sa passion pour la culture et l’art, qui l’a accompagnée toute sa vie, a attiré́ mon attention. Et son dévouement aujourd’hui envers son compagnon force l’admiration.
Quel a été le processus de fabrication du film ?
C’était la première fois que je réalisais un film qui m’émouvait à chaque instant. J’ai eu la chance d’accompagner Augusto et Paulina ces quatre dernières années, avec ma caméra. Nous étions une petite équipe de trois personnes, composée du chef opérateur, de l’ingénieur son et de moi-même. Il se trouve que mes deux techniciens avaient travaillé́, par le plus grand des hasards, avec Augusto sur plusieurs émissions télévisées par le passé. Travailler avec une petite équipe tenait à notre volonté de respecter la vie privée du couple. Pendant qu’on les suivait, Paulina a aussi pris sa caméra pour enregistrer des moments très intimes entre eux, comme leurs échanges nocturnes. Je n’aurais jamais pu y avoir accès sinon.
Elle s’est aussi filmée avec Augusto pendant le pic de Covid-19, quand il n’était pas prudent pour nous d’être présents puis elle a partagé́ ses vidéos avec nous. Gabriela Mistral, une grande poétesse chilienne, rpix nobel de littérature en 1945, a dit que : « Seul ce que nous regardons attentivement, pour en saisir toute la singularité, nous engage et nous amène à réagir ensuite ».
Quand Paulina prend la caméra, elle nous invite à être attentifs et à nous laisser du temps pour rentrer dans sa vie privée. Et dans ce cas présent, nous ne pouvons qu’aimer ce que nous voyons. Par le passé, Augusto filmait aussi sa vie de famille. De sorte que les vidéos se croisent et s’assemblent, faisant de nous les témoins de 25 ans d’un amour inconditionnel. Nous n’avions pas seulement la chance de filmer ce couple, mais aussi d’avoir accès à ces années d’archives où ils se sont filmés l’un l’autre.
Le film montre des moments où Augusto ne semble pas conscient de l’endroit où il se trouve, ni de ce qui se passe autour de lui. Comment avez- vous obtenu son consentement pour pouvoir le filmer ? Vous étiez-vous fixé des limites ?
Augusto est celui qui a convaincu Paulina de faire le film. Quand je leur ai parlé du documentaire, elle avait des réserves et il nous a dit : « Je n’ai aucun problème avec le fait de montrer ma vulnérabilité. J’ai fait tellement de documentaires, pourquoi ne voudrais-je pas être filmé dans cette situation ? ». Il était toujours conscient de la présence de la caméra et c’était leur choix à tous les deux de continuer à filmer, quand nous avons dû arrêter à cause du COVID-19. Paulina, les enfants d’Augusto et Augusto lui-même ont décidé de faire ces vidéos. Ils étaient très à l’aise et fiers du résultat final. Le film est comme un album photo d’Augusto qui vit et qui respire.
À l’instar de votre précédent film, The Mole Agent (2020), La mémoire éternelle parle du vieillissement. Pourquoi ce sujet vous intéresse- t-il ?
Je crois que ce qui m’intéresse, c’est d’accepter l’évidence d’un corps qui change avec l’âge, de voir la beauté dans la vulnérabilité, mais aussi d’explorer naturellement la finitude et la mort. Il s’agit du passage du temps. Personne ne nous a appris à vieillir et à mourir. D’où mon désir d’observer le phénomène et de le banaliser. Peut-être que ma démarche apportera du réconfort aux personnes qui craignent de vieillir. La mémoire éternelle est avant tout une histoire d’amour. Mon film raconte comment cet amour est vécu, en dépit des conditions précaires qui l’environnent. Comment être un couple quand la mémoire fait partiellement défaut ? Ne pas aborder cette histoire, à travers la disparition d’une personne m’a beaucoup plu. Je n’étais pas sensible à la perte de la mémoire mais plutôt à la relation entre Augusto et Paulina que j’envie et j’admire. Pour ma part, je n’ai jamais vécu cela, pas plus que je ne l’ai observé́ autour de moi. Ce qui compte dans cet amour, ce n’est pas ce qu’ils étaient mais ce qu’ils sont aujourd’hui, et le fait qu’ils soient présents l’un pour l’autre.
Quel a été votre plus gros défi en faisant ce film ?
Je crois que la plus grande difficulté́ était de ne pas savoir combien de temps nous pourrions tourner et jusqu’où nous pourrions aller dans le film. On se demandait si nous aurions la possibilité de poursuivre notre travail et ce que nous devions faire pendant la pandémie. Je n’étais pas certaine d’achever le film, ni même de trouver une fin. L’étape du montage a été très complexe car il a fallu comprendre comment ce puzzle était assemblé. Nous avons aussi pris conscience que le montage reflétait notre appréhension et notre compréhension de la mémoire. Qu’est- ce qu’on montrait du passé des personnages et dans quelle proportion ? Comment construire leur identité individuelle et leur identité de couple, dans le passé, le présent et le futur ? Comment représenter une mémoire infinie ? Ce puzzle mémoriel, où les pièces s’entrecroisent, s’emboîtent et nous mènent d’un point à un autre, loin des canons narratifs habituels mais selon une logique sensorielle et émotionnelle, était ce qu’il y avait de plus difficile à assembler.
Pour que le Chili en finisse avec la période Pinochet, Augusto a souligné́ l’importance de la mémoire. Comment le fait de se souvenir de cette époque a-t-il continué à façonner et à faire évoluer la société chilienne ?
Cette année marque le 50ème anniversaire du coup d’État de Pinochet au Chili. L’Histoire n’oublie jamais les faits. Nous vivons dans des sociétés qui ont à cœur aujourd’hui de se souvenir et de commémorer ces événements, pour ne pas les répéter. Mais le problème, c’est le conflit entre la vérité psychique et la vérité historique. Augusto a la maladie d’Alzheimer ; il y a certains événements de l’histoire de son pays et des périodes douloureuses qu’il n’a jamais oubliés. Son corps se souvient et la douleur persiste. Il est souvent difficile d’avancer avec cette souffrance. On apprend à vivre avec la douleur, à l’intérieur de son corps. C’est à partir de là qu’il est possible de commémorer les événements. Comme Nietzsche l’affirmait : « Les souvenirs que l’on veut conserver sont gravés dans le feu : seul ce qui ne cesse de faire mal reste en mémoire ». Parce que la souffrance demeure, nous pouvons nous souvenir.
Je pense que ce qui arrive à Augusto est déterminant pour comprendre comment l’Histoire coexiste avec la psyché. Il le dit lui- même dans le film : « Il est très important de reconstituer la mémoire, non pas pour rester figés dans le passé, mais parce que nous pensons que cet acte a du sens pour l’avenir. Cette démarche permet de mieux nous connaître, de prendre conscience de nos difficultés et de nos faiblesses, afin de les surmonter et de pouvoir affronter pleinement l’avenir.
C’est important de souligner que la reconstitution de la mémoire ne se limite pas à un acte rationnel ou statistique. Je crois que les Chiliens ont également besoin de recouvrer une mémoire émotionnelle, précisément parce que ces années ont été si difficiles, traumatisantes et pleines de souffrance. Nous éprouvons aussi le besoin de nous reconnecter à nos émotions, d’accepter la douleur et d’entamer un processus de deuil ».
Vous montrez des vidéos d’Augusto, tournées il y a plusieurs décennies, et où il présente la mémoire comme une arme absolue contre les régimes autoritaires et en particulier la dictature de Pinochet. En quoi la mémoire est-elle un outil puissant aujourd’hui ? Parlez-nous de son importance à petite et à grande échelle.
Le concept de mémoire est vaste. Je pense que le film en montre les résidus, quand on a tout oublié. Il montre que l’identité d’une personne ne se perd jamais. Jusqu’au bout, Augusto conserve sa personnalité. Il n’a jamais oublié certains événements historiques douloureux et il continue d’aimer, même quand il semble ne pas se souvenir. Le corps se souvient. C’est un film sur ce qui reste…
Qu’est-ce qu’Augusto et Paulina vous ont appris ?
Paulina dit que pour évoluer en tant que société, nous devons tous prendre soin de quelqu’un, à un moment donné de notre vie. Certaines personnes ont trop pris soin des autres, et d’autres, pas assez. S’occuper de quelqu’un n’offre pas la garantie de recevoir de la douceur et de la gentillesse en retour, mais c’est ce que j’ai vu avec eux. Grâce à eux, j’ai appris qu’il n’existe pas une seule manière d’être un couple ou de vivre une relation.
D’après dossier de presse
Bodega Films