Illusions du ballon, un essai dynamique et percutant du sociologue mexicain Luis Martínez Andrade, qui fait du football un terrain de jeu inattendu pour explorer des théories complexes, souvent associées au marxisme. Au moyen d’une prose énergique et d’analyses pointues, le docteur en sociologie parvient à donner vie à des concepts philosophiques et offre ainsi une nouvelle perspective sur le sport le plus populaire au monde. Une lecture captivante et stimulante, où le football devient plus qu’un simple jeu, un miroir de nos sociétés et de leurs dynamiques.
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Qu’est-ce qu’un objet de recherche légitime ? C’est la question que l’on se pose d’entrée de jeu lorsque nous parcourons les premières pages d’Illusions du ballon. Dans les représentations, le football est associé au prolétariat, à la masse, aux couches les moins prestigieuses de la société. Cet opium du peuple, pour reprendre le concept marxiste dans une acception moderne, est parfois considéré comme un moyen de détourner les foules, de divertir les masses. Son caractère sensationnaliste, populaire et spectaculaire en a fait un objet méprisé par les universitaires. Mais pourquoi donc nier la magie de ce sport ? À l’heure où le conformisme, le silence et l’immobilisme s’érigent de plus en plus en maxime universelle, il faut reconnaître au football une forme de magie, une force révolutionnaire. Il n’est pas rationnel de bouder une chose dont la puissance est telle qu’elle fait chanter les foules, rêver les plus jeunes d’entre nous et procure des émotions à des générations entières. Quoi qu’il en soit, le football, qu’il nous plaise ou non, que nous sachions ce qu’est la règle du hors-jeu ou non, a beaucoup à nous apprendre de nos sociétés. Il y a bien sûr différentes écoles mais il n’est jamais une mauvaise idée d’ouvrir les portes blindées des sciences et du savoir “légitime” à des objets aussi caractéristiques et significatifs de notre temps. Le football se présente comme le candidat idéal pour mener à bien un projet de vulgarisation scientifique. C’est lorsque la théorie se promène et flâne dans une réalité tangible à tout un chacun qu’elle devient flamboyante.[1] C’est en tout cas l’ambition qu’affiche ce vibrant essai de Luis Martínez Andrade.
Plonger dans cet ouvrage c’est se confronter à un travail de recherche poussé aux allures parfois de précis de philosophie qui convoque différents points de vue et de nombreuses références à des travaux de philosophes, sociologues, psychanalystes, et historiens. C’est avec beaucoup de dynamisme, se prêtant habilement au jeu de métaphores footballistiques que l’auteur livre une réflexion plurielle. Questions canoniques, questions sur la genèse du football, questions d’actualité, Luis Martínez Andrade ne laisse rien de côté. Il s’attaque aussi à des analyses beaucoup plus contemporaines et notamment aux controverses entourant l’organisation de récents évènements sportifs comme la coupe du monde de football au Qatar qui s’est tenue en décembre 2022. À la manière de Roland Barthes dans ses Mythologies, Luis Martínez Andrade explore des images dialectiques et déploie les imaginaires liés de près ou de loin au ballon rond. Par une série d’analogies, l’auteur nous invite à observer les stades de football comme des “temples modernes”, interroge le rôle des systèmes de statistiques comme étant les fossoyeurs d’une spontanéité magique, pointe du doigt le “diktat” souvent mal vécu des règles du jeu imposé par le vieux continent aux contrées lointaines (“colonialité du savoir”). Autant d’illustrations qui nous permettent d’aborder des problématiques en réalité fondamentalement universelles. La nécessité de s’identifier à des héros, l’instrumentalisation politique, la marchandisation et la spectacularisation du football sont également abordées. Le texte met intelligemment en regard l’universalité du football et le caractère parfois inabordable et élitiste de la philosophie de Walter Benjamin, qui sert de toile de fond à l’essai.
Walter Benjamin (1892-1940), philosophe et critique culturel allemand, est reconnu pour son engagement avec le marxisme et sa réflexion profonde sur la révolte et la lutte sociale. Son travail explore la manière dont les forces économiques et sociales influencent la culture et l’histoire. Benjamin insiste sur la nécessité d’une révolte des opprimés contre les structures de pouvoir en place, tout en examinant les possibilités de transformation sociale à travers des actes révolutionnaires. Son travail visionnaire continue d’inspirer les penseurs contemporains dans leur réflexion sur la résistance, la révolution et la justice sociale. Ainsi, le projet mené par Luis Martínez Andrade revêt une importance capitale car d’une certaine manière, il titularise Walter Benjamin en rendant à son œuvre toute sa modernité.
Préfacé par l’économiste Jean-Louis Laville, le lecteur trouvera aisément les clés de lecture nécessaires pour rendre l’intention démonstrative de l’auteur saisissante. Le geste d’Illusions du ballon c’est véritablement de rendre accessible la connaissance ainsi que des théories scientifiques souvent impénétrables et de leur faire prendre vie en empruntant au football sa dimension spectaculaire, une arme rêvée dans le cadre de la démonstration philosophique.
Carla ESTOPPEY
“Illusions du ballon. Football et Théorie critique” : l’essai qui réhabilite le football signé par Luis Martínez Andrade L’Harmattan – Collection Hispano americana Essais et littérature – Luis Martínez Andrade – 161 pages