Le journal L’Humanité publie un article de Jorge Kreynes sur les premiers trois mois après l’arrivée au pouvoir du président ultra-libéral Javier Milei qui a été élu notamment grâce au soutien d’une partie de la population, y compris des secteurs populaires, désenchantée par les partis politiques traditionnels. Le choc brutal des politiques menées par le gouvernement joue-t-il en faveur des secteurs politiques progressistes ? Voici son analyse.
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« Nous vivons actuellement une grave crise de la représentation politique, surtout au sein des secteurs populaires, avec de grands partis traditionnels qui continuent de souffrir du fait de ne pas avoir été capables d’apporter des solutions aux principaux problèmes de la population lors de ces dernières années. Milei a remporté l’élection en se présentant comme le représentant de l’anti-politique, et bien qu’il soit maintenant le chef de l’État, il cherche toujours à ne pas être considéré comme un politicien.
Cela continue de brouiller les pistes, et cette crise de représentation entrave la réorganisation du mouvement populaire. D’autant plus que, malheureusement, il n’y a pas de véritable travail d’autocritique de la part des dirigeants des grands partis de gauche. C’est pourtant sur cette base que devrait être initié un processus de réorganisation, de reconstruction et de reconnexion avec le tissu social. On le voit avec l’ancienne présidente Cristina Fernández de Kirchner : elle-même appelle à attendre au lieu d’engager activement la lutte contre ce gouvernement ultra-libéral et néo-fasciste. Il est pourtant urgent de construire une véritable alternative politique, anticapitaliste et populaire, capable de défendre les droits des travailleurs et des travailleuses. La situation en Argentine reste donc pour l’instant assez compliquée.
Qui est actuellement le principal opposant au gouvernement ?
Pour l’instant, les syndicats, et en particulier la Confédération générale du travail, représentent la force qui a eu le plus grand pouvoir de convocation pour exprimer le rejet du gouvernement actuel. On l’a vu clairement lors de la grève nationale du 24 janvier. Celle-ci n’est pas venue des secteurs politiques, mais du secteur syndical, bien qu’elle ait pu compter sur le soutien de nombreux partis, y compris le Parti communiste. Mais je pense que les secteurs visés par les politiques de Milei prennent peu à peu conscience de ce que cachait son discours de candidat, surtout sous l’impulsion des syndicats qui, comme je l’ai dit, sont déjà engagés dans la lutte frontale. Après la grève générale du 24 janvier, on parle déjà d’un nouvel appel. Le 8 mars, il y a également eu une gigantesque mobilisation des organisations féministes ; elles ont été soutenues par différents secteurs, y compris les syndicalistes. Le 24 mars approche également, c’est une date importante en Argentine, qui commémore le début de la lutte contre la dictature militaire de Videla. Une nouvelle et grande mobilisation populaire est également attendue à cette occasion.
La popularité du président Milei est en baisse, et déjà beaucoup de celles et ceux qui ont voté pour lui regrettent ce choix. Mais cela ne s’exprime pas encore par un degré élevé de protestation et de mobilisation populaire. Toutefois, l’on s’attend à ce que la lutte s’aiguise. Ce sera l’occasion de faire émerger de nouveaux degrés d’organisation, plus inclusifs, avec une composition idéologique large et plurielle qui pourrait conformer un Front Populaire robuste, capable d’affronter l’ultra-libéralisme et le néo-fascisme qui est en face de nous. Tout à fait, une explosion sociale – une rébellion populaire – pourrait se produire comme ce fut le cas en 2001, mettant fin aux gouvernements néolibéraux de l’époque et provoquant l’avènement des présidences de Néstor Kirchner puis de Cristina Fernández de Kirchner, c’est-à-dire des gouvernements relativement progressistes.
Cette possibilité est présente dans les esprits ; le cas échéant, nous devrons nous efforcer de faire en sorte que ce sursaut permette de suivre une direction engagée vers le progressisme. L’instabilité suscite également une certaine inquiétude au sein de certains secteurs du pouvoir, tout comme chez le FMI ou l’ambassade nord-américaine. Ils se demandent combien de temps le gouvernement de Javier Milei pourra maintenir un degré de consensus qui lui permettra de continuer à gouverner. Il ne serait pas surprenant que des secteurs du centre-droit à la droite pensent déjà à chercher un remplaçant capable de « rasséréner » la situation sociale, mais dans le seul but de poursuivre le plan choc lancé par Milei.
Les mesures du gouvernement représentent un ajustement féroce subi par le peuple ; l’impact sur les travailleurs est brutal et se reflète dans l’augmentation de la pauvreté, de la misère et de la faim. Les conséquences de ces politiques peuvent en effet être assimilées à celles d’une guerre, et c’est bien de cela qu’il s’agit : Marx dirait que c’est la guerre des tenants du capital contre les travailleurs, dans le but de maintenir ses taux de profit.
C’est une guerre que nous ne pourrons gagner qu’en récupérant et en remodelant l’organisation du camp populaire contre un gouvernement qui représente aussi les intérêts étrangers, le capital financier mondial et les grandes multinationales. D’une certaine manière, ce gouvernement s’inscrit dans la continuité de la dictature de Videla, du ménémisme et du macrisme (référence au gouvernement du président Mauricio Macri, 2015-2019, NDLR). Le peuple le vaincra comme il l’a fait pour tous les autres.
Luis REYGADA
Journal L’Humanité (Paris)