Juan José Saer (1937-2005) est un écrivain argentin, considéré comme l’un des plus importants et dont l’influence sur la littérature argentine a été grande. Son œuvre a été traduite en français il y a une trentaine d’années et fait l’objet d’un travail de réédition depuis dix ans par la maison Le Tripode.
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Un homme écrasé par une lourde humiliation quitte Paris puis la Sicile pour rejoindre l’Argentine et quelque domaine agricole. Là, au milieu d’un espace aussi vaste que sa perdition, le moindre événement peut devenir le grain de sable qui bouleversera tout. Bianco, auparavant Burton, après avoir affolé les planches en Angleterre et s’être attiré les sympathies prusses, part à la rencontre de Paris pour proposer les démonstrations de ses pouvoirs télékinésiques et kinesthésiques. Mais il fait face à la fronde des positivistes et, humilié, part d’abord en Sicile et de là en Argentine, récupérer un bout de terre promis par le gouvernement dans la pampa. Dans la chaleur portègne, lourde et étouffante, il rencontre Antonio Garay Lopez, jeune médecin dont, hasard du destin, la famille est propriétaire de terrains jouxtant ceux de Bianco. S’il ne va lui-même que rarement dans ces contrées, par rancœur familiale, il garde malgré tout contact et visite Bianco. Mais un beau jour et alors que notre gaucho d’adoption revient d’une exploration de ses terres, il trouve sa femme assise lascive dans un fauteuil, face à Garay Lopez, suçotant un cigare et avec une expression de plaisir intense sur le visage, l’autre la regardant d’un air malintentionné. De cet instant, Bianco en est sûr, sa femme le trompe, l’a trompé avec son ami et associé.
C’est l’histoire d’une obsession qui vient empoisonner l’esprit et la lucidité d’un homme, un homme déjà frustré et choqué, dirions-nous traumatisé jusqu’à la paranoïa ? par la cabale que les positivistes parisiens ont menée contre lui lors de son succès dans la capitale française.
Au milieu de rien, ou en tout cas de pas grand-chose, de cette pampa où, selon Garay Lopez « […] la condition des hommes et des choses se fragilisent et tout tend, fébrile et épuisé, à l’anéantissement. »
Mais Bianco s’y retrouve dans ce vide, peut-être parce qu’il laisse la place à ses pensées de vagabonder, de prendre l’air et de s’y confondre, tirant vers l’abstraction. Il travaille sa revanche contre les positivistes, fait fructifier ses terres et entreprend, les pieds dans le sable et la tête dans l’éther. La belle Gina, sa (très) jeune épouse, est-elle le déclencheur de cette angoisse paranoïaque ? Jouant lui-même sur sa personne, Bianco a toujours laissé planer le doute sur ses origines, et ne peut parler une langue qu’avec un accent étranger. Dès lors, qui croire et à quoi se raccrocher, lorsque tout est poussière et son mirage. Il se remplit de nouvelles impressions, d’autres attentes mais se bâtit un autre visage sur les fissures des anciens, où couvent la résignation et l’humiliation. Tous deviennent complices ou suspects, et Gina encore plus, elle si présente au monde, dans l’instant, incarnation d’un concret qui glisse de plus en plus entre les doigts de Bianco.
« Bianco le voit s’éloigner et lui aussi est d’abord masse compacte puis mirage et enfin dissolution dans la pampa. La première maison qu’il possède est cette cabane précaire et flambant neuve, délibérément pauvre et vide pour en faire surgir, et de ses alentours déserts et silencieux comme des coups feutrés et glacés, la pensée, dans sa double expression de pensée pure et pragmatique. »
Bianco repoussera la limite de sa raison, pied après pied, en décalage avec le monde et la réalité, observateur lointain porté par le flot incessant de pensées qui explorent les limites du réel comme elles cherchent celles de la pampa. Et nous, nous nous laissons portés par le flot de l’écriture de Juan José Saer, un exercice de lâcher-prise merveilleux, car peu ont le talent de l’écrivain argentin pour passer ainsi, dans des digressions et vagabondages littéraires, d’une pensée profonde à une tournure absurde et amusante tout en dessinant avec finesse un nouveau trait à ses personnages. Après L’ancêtre, Glose, L’enquête, Le fleuve sans rives et Les nuages, les éditions du Tripode poursuivent leur travail de réédition de l’œuvre de Saer, dans les traductions impressionnantes de Laure et Philippe Bataillon, sous des couvertures de Nicolás Arispe qui rendent du texte sa beauté et son étrangeté. On les en remercie mille fois.
Marcelline PERRARD
L’occasion, de Juan José Saer, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laure Bataillon, Editions du Tripode, 272 pages, 2024.