Mis Hermanos est un film dramatique chilien réalisé par Claudia Huaiquimilla avec Sebastián Ayala, Andrew Bargsted, Paulina García d’une durée de 1 h 25 et en salle depuis le 13 mars 2024. Nous avons rencontré Claudia Huaiquimilla à Paris et elle était accompagnée de l’acteur principal Iván Cáceres.
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Votre film Mis hermanos sueñan despiertos est sorti cette semaine dans les salles en France. Il a déjà été projeté au Chili depuis 2021. Vous avez participé à beaucoup de festivals en Amérique latine et en France. Le film a eu de nombreux prix. Quelle a été la réaction du public ?
Les spectateurs ont, en général, une grande empathie envers les personnages en découvrant l’histoire du film. Mais en Amérique latine les personnages sont plus près de la réalité que les gens vivent. Beaucoup de projections du film ont donné lieu ensuite à des témoignages. Des personnes ont raconté des histoires même pires que ce que raconte le film. Au Chili, les spectateurs ont été très émus par le film, en particulier chez les jeunes. Beaucoup connaissent un frère, un ami qui a déjà été dans un de ces centres pénitentiaires pour mineurs du Sename.
Vous avez dédié votre film aux dix jeunes qui sont morts en 2007 dans le centre du Sename de Puerto Montt et aux 1796 jeunes morts entre 2005 et 2020 dans ces centres à la charge de l’Etat chilien. Votre film a-t-il eu un impact sur l’évolution du Sename ? Le nom du Sename est devenu “Service national de réinsertion sociale de la jeunesse” mais encore ?
Il y a une volonté pour débattre de ce problème au Chili mais pas encore vraiment de solutions. C’est un problème que beaucoup de gouvernements n’ont jamais réglé. Je crois que le film contribue à transmettre une certaine empathie. Nous avons travaillé avec des associations au niveau social en organisant des réunions à partir du film pour essayer de faire prendre conscience de ce problème. Nous avons essayé de poser des questions auprès des représentants des assemblées constituantes pour que soit rédigé un texte au sujet de la protection des droits de l’enfant qui ont été bafoués, pour garantir les droits des enfants et adolescents au Chili, ce qui permettrait de faire changer cette institution du Sename mais la constitution a été rejetée. Il y a une volonté du président Boric mais il n’a pas la majorité parlementaire. Cela va prendre beaucoup de temps… Cela d’ailleurs avait été une des revendications pendant les manifestations de 2019 au Chili de demander la fin du Sename.
Le scénario du film a été écrit à partir de témoignages de ces jeunes dans des centres pour mineurs du Sename. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Je n’avais pas pensé faire ce film au départ. J’étais allée présenter mon film Mala Junta et j’avais été interpellée à la fin des projections. Un personnage du film disait à un moment “faire entrer un enfant au Sename c’est le tuer.” Alors des assistantes sociales qui travaillaient dans ces centres m’ont dit “Si tu dis cela dans ton film, tu dois venir connaître la réalité.” Aller dans ces centres a été m’affronter à mon ignorance en tant que chilienne sur la réalité et à mes propres préjugés sur ceux qui s’y trouvaient. Le choc fut tel que j’ai senti que j’avais le devoir et la responsabilité de connaître plus mais aussi en tant que cinéaste d’apporter un petit moment d’évasion de la réalité pour ces jeunes gens et jeunes filles. Et après les projections les conversations étaient très intéressantes. Ils me remerciaient et commençaient à me raconter qui ils étaient, quels étaient leurs rêves, ce qu’ils souhaitaient. Rien n’était enregistré, je ne pensais pas en faire un film ! Je gardais en mémoire toutes ces conversations et, à la sortie, j’écrivais sur des choses qui m’avaient touchée, impressionnée. Et peu à peu, nous avons utilisé ces témoignages pour construire des personnages, chacun avec son identité. Je sentais la responsabilité de faire connaître ainsi la réalité de mon pays.
Pour vous ce film représente plus une condamnation du système carcéral au Chili ou un chant d’humanité, de solidarité entre ces jeunes ?
Les deux thématiques sont dans mon film mais je crois qu’il y a d’autres lieux où l’on peut faire une critique de ce système carcéral chilien. Cependant il est nécessaire de parler de ce que l’on n’évoque pas en général. On présente surtout le système carcéral comme un espace où tout est perdu, où il n’y a rien à faire, à espérer mais nous avons vu qu’il y avait des jeunes courageux, dignes d’intérêt. Il était donc important de montrer ce que notre société ne montre pas de ces jeunes. Notre société les met à part, les rend invisibles. C’est alors facile de ne pas voir leur souffrance, et ce qu’ils demandent. On met tout cela sous silence dans notre société. Pour moi, c’était donc essentiel de leur donner un espace d’humanité.
L’intimité des personnages, les relations entre eux sont importantes dans votre film mais vous ne donnez pas trop de détails sur leur parcours, leur vie. Pourquoi ?
CH : D’abord, en ce qui concerne les délits que des jeunes avaient commis et qui les avaient fait entrer au Sename, c’était toujours présenté à partir de leur casier judiciaire. Mais cela empêchait de les connaître sans cet apriori. Et donc, on a demandé par la suite que l’on ne nous communique pas cette information. On voulait simplement faire leur connaissance à travers ce qu’on vivait avec eux dans ces ateliers. Ce qui se passe au Chili, c’est qu’on appelle ces jeunes « jeunes du Sename » et cela ne les définit pas. Bien qu’on essaie dans ces centres d’effacer leur identité à travers cet enfermement, eux résistent, ils essaient par de petites choses de garder leur identité et leurs différences entre eux. En général, ces jeunes ne parlent pas vraiment de leur triste passé pour conserver leur dignité. Ils créent des liens entre eux alors que souvent la famille les a abandonnés. C’est une façon de survivre. C’est pour cela que le film commence par un dialogue entre deux jeunes qui pourraient être n’importe quel adolescent, n’importe où, et tout à coup, le champ de la caméra s’agrandit et l’on voit que les circonstances sont différentes. Ce sont des adolescents comme tous les autres mais qui vivent sous la pression parce qu’ils sont enfermés.
Vous avez dit ”Cela m’intéresse de faire le portrait de ces personnages qui ne semblent pas importants pour l’histoire officielle.”
Quand j’étais petite, l’histoire qu’on racontait dans les livres ne correspondait pas à celle racontée dans ma famille. Par exemple, on parlait du « désastre de Curalaba » bataille entre espagnols et indiens mapuches mais dans ma communauté on le présentait comme une victoire ! Le triomphe du peuple mapuche. Cela m’avait choqué et je me demandais alors qui étaient ceux qui font les livres d’histoire ! Et je voyais que les gens qui m’entouraient n’étaient jamais représentés. Cette autre histoire du quotidien est ce qui m’intéresse le plus dans mon travail de cinéaste. Les médias ont contribué aussi à cela. Mais l’apparition des réseaux sociaux, le cinéma ont permis de raconter une contre-histoire. C’est un instrument de résistance pour ceux victimes de violence institutionnelle et pour les générations futures.
La prison est l’unique lieu du film, isolée au milieu de la montagne. Ce qui donne l’impression d’oppression. Des forêts apparaissent seulement dans les rêves du personnage principal et lors de la fin tragique du film. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez travaillé sur ces différents espaces ?
Il faut voir les idées forces d’un film. Pour le titre du film, on est parti du nom d’un lieu où s’était déroulé un fait réel mais on a donné ensuite un autre titre pour le film avec Mis hermanos sueñan despiertos parce que pour nous le cœur du film était dans les personnages. On a décidé que tout ce qui allait être filmé serait à l’intérieur du centre et l’unique façon de s’échapper serait à partir des pensées, des souvenirs, des rêves du protagoniste, Ángel, le frère aîné, qui doit s’occuper de son jeune frère Franco dans cet enfermement de la prison. On avait besoin non seulement d’expliquer ce qui se passe dans ce centre mais aussi de montrer les séquelles émotionnelles au fur et à mesure. D’autre part, une histoire qui avait une fin si terrible méritait qu’en revenant sur ce lieu c’était pour chercher une sorte de réparation, de faire son deuil, pour donner peut-être une fin différente ou un lieu face à la société qui les a mis de côté. Un exercice symbolique pour leur donner un autre lieu. C’était important pour moi surtout en tant que femme d’origine mapuche car c’est associé à quelque chose de la nature, un lieu où ces jeunes puissent se sentir libres ; cela ressemble beaucoup à mes cachettes quand j’étais petite. A propos des endroits où on a filmé, ils ne sont pas si isolés, en réalité, mais on voulait donner cette impression, de façon à ce que si un des jeunes demandait de l’aide, ce serait comme un cri qui se perd dans la montagne, et que personne ne va entendre. Que l’on ressente ce désespoir. C’est ce qui est arrivé avec cette institution, des cris de demande à l’aide, qui ne sont pas entendus. On a filmé surtout dans des lycées et seulement un jour dans un centre de détention avec les deux frères.
Les rêves sont d’une grande importance dans votre film. Pouvez-vous nous en dire plus ? Et en particulier sur l’image du feu.
D’abord, ce qui nous a frappés quand on était avec ces jeunes, c’est qu’ils étaient très endormis. Comme absents mais en fait sous médicaments. C’était pour eux une façon de s’évader. Moi-même par moments je me sentais un peu angoissée pendant le tournage et j’avais besoin de m’échapper. Quand j’étais petite, mon père me disait quand je me sentais mal, que je pouvais m’échapper dans un lieu sûr avec mon esprit, où je serais libre. Cela a été essentiel de me mettre à la place de ces jeunes, je pensais que je ferais comme eux, j’essaierais de m’échapper de ce lieu, en rêvant, où mon esprit serait libre. Et dans cet espace où l’on peut perdre la notion du temps, que cela soit des souvenirs, une projection, quelque chose qu’on anticipe… Le feu est quelque chose de symbolique. Cela peut être violent mais aussi transformateur Le rite de la révolte à la fin du film a un double aspect ; celui d’un rituel et d’une transformation pour quelque chose qui va venir après pour un final différent.
Pouvez-vous nous parler des sons, de la musique dans le film, les chants des oiseaux, les sifflements que l’on entend ?
En entrant dans ces centres, ce qui avait attiré mon attention, c’est que tout se trouvait près de la nature, ainsi, on voyait et on entendait des oiseaux mais on s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup de sifflements, en réalité, c’était aussi des codes entre les jeunes pour communiquer même s’ils étaient séparés dans les différents bâtiments sans que les adultes puissent les comprendre. Cela m’avait paru formidable, car malgré cet enfermement, ils cherchaient une forme de résistance, pour tenter de communiquer entre eux. Ce sifflement se confond avec celui des oiseaux aux alentours. La musique de la chanson « Street boy » a été composée par des jeunes qui sont dans ces centres du Sename. Ce sont leurs voix, leurs histoires.
Pour finir, est-ce que vous souhaiteriez préciser autre chose sur le film ?
On a voulu raconter cette histoire à travers le point de vue de ces deux frères de 14 et 16 ans, surtout à partir du frère aîné, voulant protéger son plus jeune frère. Et donc malgré cet enfermement ils essaient de recréer une famille ou un espace de normalité, pour poursuivre leur rêves. C’est le point central du film. L’intention de créer des liens au-delà de l’institution.
Quels sont vos nouveaux projets dans le cinéma ?
J’ai ce film Mapurbe qui est en cours, une fiction que je vais présenter au festival de Toulouse dans la section Cinéma en construction, c’est proche de mon histoire personnelle. « Mapurbe » on le dit pour les personnes qui sont indiens mapuches mais qui ont dû émigrer à la ville. C’est vivre loin de son territoire… Cette fiction se situe le 12 octobre 1992 quand on allait commémorer les 500 ans de la découverte de l’Amérique, et face à cela, les communautés indiennes étaient en train d’organiser la résistance pour dire « Non, nous ne sommes pas morts, nous sommes vivants et en résistance ». Ce mouvement avait été dirigé en particulier par des femmes mapuches afin de montrer ceux qui ont été rendus invisibles par la société à partir du point de vue d’une adolescente « mapurbe » .
Chantal GUILLET